Mercredi 10 avril

Quand j’ai commencé ma carrière de prof, je ne savais pas qui j’étais.

J’avais un tel désir d’être accepté, aimé, ou à tout le moins toléré dans n’importe quel groupe humain que j’étais incapable d’envisager la moindre situation conflictuelle. Je pense – je me trompe sans doute – ne pas être le seul dans ce cas, loin de là.

Et c’est probablement ce qui a expliqué la catastrophe absolu de mes trois premières années d’enseignement : en plus de ne pas avoir été formé, j’étais incapable de tracer des lignes claires pour mes élèves : quel était ce cours, quels étaient mes attendus, mes lignes rouges, mes zones grises ?

Les mômes, étant des mômes, l’ont senti immédiatement. Et ces trois années ont été une destruction en règle de mon ethos de prof. Ou plutôt de ce que je croyais l’être. Tout a été remis en jeu. Mon attitude, ma façon de faire cours, de parler, mon rapport aux devoirs, aux sanctions. Rien n’était solide, tout a été démoli. Et ça n’a pas été agréable. Du tout.

Cette façon d’entrer dans l’enseignement n’a pas à être la seule, loin de là et heureusement.

Mais il y a maintenant, au cœur de ma persona d’enseignant, quelque chose d’infiniment plus solide. Qui s’est forgé lorsque j’ai été obligé d’arrêter d’avoir peur. Lorsque j’ai dû lâcher toutes mes conceptions de l’enseignement, de la didactique, de la pédagogie et de l’autorité parce que rien n’avait fonctionné. Quand j’ai été obligé de tout créer.

Ce qui me sert désormais à enseigner est composite. Un ensemble de savoirs et de connaissances dans lequel se reflète les regards de dizaines de collègues aidants, de milliers d’élèves. Et c’est sans doute ce qui est le plus solide, non seulement dans ma pratique d’enseignant, mais dans mon expérience d’être humain.

Mardi 9 avril

« tous redoublaient d’efforts pour faire ce qu’ils voyaient plaire à un seul »

Ça n’est qu’une partie de phrase. Cela fait presque deux heures d’affilée que nous travaillons sur cet extrait de Gargantua, l’abbaye de Thélème, en Première Herbizarre. Et pourtant, six mains se lèvent ensemble.

« Holà, vous êtes nombreux à avoir vu quelque chose. Ollie ?
– Déjà, on a « tous » d’un côté, et « un seul » de l’autre.
– Eh, je voulais dire ça aussi !
– Et qu’est-ce que ça signifie, selon vous, Jolene ?
– Ben… C’est bête hein.
– Non, allez-y. »

Elle déglutit, met ses idées en place.

« J’ai l’impression que d’un côté on a le peuple, et de l’autre le dirigeant, le prince. Je veux dire, là on parle d’élèves, mais… Comment dire, je pense que c’est, comme vous dites souvent, un autre sens de lecture. »

Elle s’interrompt, les mots se bousculent. Sans demander la parole, sa voisine enchaîne.

« Donc on se disait que « redoubler d’efforts » et « plaire », ça constitue comme un pont, qui permet aux deux de se rejoindre. C’est presque comme un dessin, cette phrase.
– Cette phrase ?
– Pardon, ces propositions. »

Ils sont nombreux à hocher la tête. C’est encore chaotique. Il y a encore tellement à organiser, dans cet exercice complexe qu’est l’explication de texte. Mais je les vois. Avancer en harmonie, le regard affuté. Jouer avec les mots, les possibilités de sens. Découvrir qu’un texte, c’est inépuisable, et parfois, c’est « comme un dessin ».

Je le vois faire du français. Devenir les auteurs de leur propre texte. C’est inexplicable, si on ne l’a jamais fait. Mais c’est magnifique.

Samedi 6 avril

Il y a des poignards dans le regard d’Oliver. Des éclats de glace et des crocs. Je l’ai rarement vu autant en colère. Même quand je lui ai rendu une note déplorable, ou que je l’ai changé de place.

Non, ce qu’Oliver, comme plusieurs autres avant lui, ne supporte pas, c’est que je le voie sans son masque. Parce qu’en temps normal – ou plutôt, quand il sait qu’il est dans mon champ de vision – Oliver est l’élève modèle. Le regard penché sur son texte, le stylo à la main. Le corps droit, l’attitude sérieuse lorsqu’il s’adresse à la classe. Oliver a tous les codes, ses parents sont enseignants.

Mais Oliver a découvert la duplicité.

L’autonomie qu’ils se prennent dans la tronche, au lycée, ça peut avoir de sacrés effets, sur les grands adolescents. Surtout quand, comme je le soupçonne pour Oliver, ils se sont toujours comportés selon les règles. Ils ont toujours été obéissants, ils ont toujours travaillé comme il fallait. Parce qu’ils ne connaissaient rien d’autre. Et puis la seconde. Des effectifs de classe plus importants, un regard de l’enseignant moins vigilant dans les petits geste du quotidien. On a envie de leur faire confiance.

Oliver découvre la duplicité. Que s’il ne fait pas ses devoirs, il n’y aura pas forcément de mot dans le carnet. Que s’il n’effectue pas la recherche qui lui a été demandée, le prof n’ira pas systématiquement vérifier.
Alors, dès qu’il le peut, il triche. Intelligemment, bien entendu. Dès que je porte le regard sur lui, il redevient un élève modèle.

« Oliver, ça n’est pas votre texte, que vous venez de me lire, c’est celui d’Ennaya. »

Ça ne dure qu’un instant. Mais son beau visage régulier se déforme brutalement, gorgone. Et il baisse la tête, les dents serrés. J’aimerais avoir le temps de lui expliquer. De lui expliquer que c’est normal de tester les limites d’être un peu ivre de liberté. J’aimerais lui dire qu’il est désormais responsable de lui-même, de sa réussite. Que s’il veut jouer, ça le regarde, à condition de ne me prendre ni moi ni sa voisine pour des débiles. Mais pour le moment, il est fermé à double tour. Impression de s’être fait humilié. Découvrir qu’on est fait de tous ces sentiments contradictoires, certains splendides, d’autres pas très jolis, c’est compliqué.
Et le temps où je pouvais en parler, l’année dernière, dans ma classe de dix-huit quatrièmes me manque un peu.

Mais il n’y a pas le temps pour les regrets dans ce boulot. Chaque minute est précieuse. Alors je reprends mon cours sur l’ethos. Si je suis clair, peut-être que ça aidera Oliver.

Peut-être.

Vendredi 5 avril

Je fais le malin.

« I.N.H., au début de inhérent, Laya. »

Elle lève les yeux surprise, et un tout petit peu émerveillée. Je ne me sens plus.

« Et oui, j’ai l’audition fine. Enfin pour ce genre de truc, sinon je suis parfois sourd comme un pot. »

Et mon regard triomphale tombe sur Lys. Qui, si elle n’a pas entendu parfaitement ma dernière phrase, doit l’avoir parfaitement lue sur mes lèvres.

Pourquoi ça m’est tellement, tellement facile d’être un connard ?

Jeudi 4 avril

Valère a encore une fois levé la tête à ma blague. Comme à chaque fois.

Valère capte toutes mes références. À Stendhal, à Achille Talon, à Maryse Condé, à Youn Sun Nah. Valère sourit en douce à toutes mes blagues.

Et moi à toutes les siennes.

Pourtant, Valère ne reste jamais à la fin d’un cours, il lève très rarement la main, il ne demande presque pas d’aide. Et lorsqu’il le fait, il n’y a absolument aucun affect. Mais aucune froideur non plus. Valère est bien dans ses baskets, en tout cas pendant les heures de français, en tout cas il a l’air.

Que ce soit quand il rend ses devoirs, toujours à l’heure, toujours solides, jamais excellents. Quand il aide ses camarades. Ou quand il me balance une micro-référence à Baldur’s Gate 3.

On n’a jamais parlé autre chose que de boulot. Comme il sied. Et ce sera sans doute ça jusqu’à la fin de l’année. Mais savoir qu’il est là, dans mon angle mort, c’est tout simplement merveilleux.

Mardi 2 avril

Et, certains jours, tout se passe bien.

L’activité qui a été préparée pour aborder des notions plus complexes – commencer par rédiger un projet de loi à défendre devant l’Assemblée Nationale pour déboucher sur l’Éloge de la Folie – a été accueillie avec joie par les élèves. Ils ont été surprenants. Sont allés plus loin que prévus, ont posé des questions auxquelles je ne m’attendais absolument pas. Pas un seul laissé sur le bord de la route.

Et en première, la conclusion du texte de Rabelais a été accueillie avec des hochements de tête approbateurs. « En fait, c’est super bien construit, les textes de Rabelais. » J’ai appris, aussi – mais c’est un secret – qu’ils s’en sont plutôt pas mal tirés, dans leur dissertation du bac de français. On avance vite dans le cours, on a même le temps d’échanger quelques blagues.

C’est une journée douce. Sans heurts. Une journée où on arrive, on fait cours. Et tout se déroule comme prévu.

C’est la première journée de ce genre depuis le début de l’année.

Samedi 30 mars

Le lundi 13 décembre 2021, je me retrouvais à pleurnicher, dans ma voiture, sur le parking d’un lycée. J’avais été remplaçant un trimestre, et ç’avait été un trimestre merveilleux. Et puis, ledit remplacement avait brutalement pris fin, sans que j’en sois informé. J’avais quitté le bahut, les photocopies du cours du jour à la main, sans dire au revoir aux élèves. Quelque chose s’était suspendu. Mis en pause, comme sur les anciens magnétoscopes. L’image figée, qui bouge un tout petit peu. Fichée dans mes souvenirs. Et puis, comme la vie n’est pas une série télé, j’étais reparti, nommé dans un autre établissement.

« Pardon de te déranger. »

Une collègue dont je ne connais toujours pas le nom – quatre vingt-profs, là-bas neuf heures par semaine, je n’y arriverai jamais – me regarde en souriant.

« Est-ce que le nom de Ranulf te dit quelque chose ? »

Je me remémore. Et c’est chaleureux.

« J’ai eu un élève au lycée Gallia qui s’appelait comme ça.
– Ah, je me demandais ! C’est mon fils, tu l’as eu comme élève ! »

Le reste, c’est un peu comme dans du brouillard. Cette collègue anonyme – j’ai encore plus honte maintenant – sourit, me raconte la suite du parcours de son fils, ce qu’il lui rapportait le soir de son année de seconde, jusqu’au lundi 13 décembre 2021. Sur le coup, je ressens juste un léger coup de sérotonine.

Et puis, comme la sonnerie retentit, et que nous partons à la rencontre de nos classes respectives, je me rends compte que quelque chose fonctionne plus harmonieusement sous mon crâne. Une image a cessé de tressauté. Il suffisait de pas grand-chose. Juste un tout petit bout de conclusion, c’était assez.

Jeudi 28 mars

Il y a eu un incident au lycée. Je n’en parle pas ici, ce n’est pas ce qui importe. Ce qui importe, c’est que j’ai pris du temps pour en parler avec les secondes. Et que c’est l’un des moments où j’ai réussi à bien choisir mes termes. Des mots précis, ni trop bas, ni trop hauts pour eux, qui s’adressent à leur maturité et leur intelligence.

C’est très beau.

C’est très beau, quand on parvient à accomplir ce miracle. Quand nos phrases, qu’elles parlent d’analyse de texte ou de comportement inacceptable, résonnent en eux, et avec respect. Il y a quelque chose qui s’enflamme. Quelque chose qui les grandit, qui laisse entrevoir les adultes qu’ils pourraient être, qu’ils seront, qui sait, si ce brasier vient à grandir. Ils sont beaux, elles sont magnifiques, quand on prend soin de notre langage.

Et puis il suffit de pas grand-chose.

Une hésitation, une imprécision, un raccourci ou une blague un peu lourde. La classe redevient cet ensemble chaotique d’individus. Rien de plus normal, nous n’avons pas à être en permanence des équilibristes de nos mots.

Mais tout de même, y être attentifs. Ils leur sont précieux.

Mercredi 27 mars

« Ah, ça veut dire que jusqu’à la fin de l’année, on va plus trop devoir proposer des idées, pour les lectures du bac ?
– Si, mais je vais sans doute vous laisser beaucoup moins de temps pour réfléchir au texte en groupe, vous l’approprier… L’année avance très vite.
– Ah super, j’en avais marre d’y réfléchir à ce point ! »

Ça a été dit sans la moindre méchanceté. Grégoire est un élève adorable, curieux, et qui lit beaucoup. Essentiellement de la philosophie, d’ailleurs. Mais je ne peux m’empêcher d’accuser le coup. Depuis le début de l’année, les premières travaillent avec motivation et, me semble-t-il, enthousiasme.

Mais, comme tous les ans, j’ai tendance à surestimer leur motivation intrinsèque. C’est mon gros problème, cette vanité absolue. Comme j’ai en général de bon rapport avec les élèves, je me persuade, insidieusement, que je vais les amener à comprendre le côté essentiel de la lecture. Que ça y est, je leur ai ouvert les yeux sur le monde de la littérature. Évidemment, je ne le pense pas en ces termes. Mais ça s’en rapproche. Et donc, j’oublie.

J’oublie qu’au fond, ces élèves suivent, dans leur immense majorité, un parcours scientifique. Que, dans trois mois, ils ne seront plus jamais évalués en cours de français, que ma matière devient, en ce moment, un obstacle imposant qu’ils ont à franchir pour pouvoir continuer à étudier ce qui les intéresse vraiment. J’oublie que le programme de première est exigeant et strict. J’oublie que je les submerge de figures de style, j’oublie que, parfois, je « pars dans mes délires » quand je leur suggère des interprétations qui les laissent sceptiques.

Mais j’oublie aussi.

J’oublie qu’ils se sont, pour leur très grande majorité, prêtés au jeu. J’oublie qu’ils ne viennent jamais sans avoir lu les textes. Qu’ils posent des questions. Qu’ils tentent souvent de raccrocher leur lecture du texte à leur culture, de façon vraiment pertinente. J’oublie que cette matière étrangère, ils tentent souvent de s’en emparer, qu’ils continuent à poser des questions. J’oublie que, depuis de début, ils sont là, avec moi.

Ils vivent une vie immense et complexe. Les quatre heures de français par semaine ne sont qu’une quête de plus, dans leurs aventures. Alors, respirer, prendre du recul. Pour le moment, ils sont fatigués, ils ont besoin d’être guidés. Et je suis le prof : leur donner ça sans amertume. Les remettre, peut-être, avec un peu de chance, dans l’envie de se relancer à corps perdu dans les œuvres, on verra bien.

Alors je ravale mon aigreur. Et je leur déroule le texte de Gargantua que nous étudions.

« Mais vous nous dites pas tout, là, monsieur !
– Non, parce que j’ai foi en le pouvoir de votre cerveau. Et puis aussi parce que faut vous bouger un peu les fesses pour l’avoir, ce bac.
– Roh, monsieur ! »

Lundi 25 mars

Pour la première fois de l’année, les secondes sont en autonomie toute une heure durant. Ils ont pris des notes de façon hyper rigoureuse au cours précédent, c’est un peu leur récompense. Travaille de mise en scène. Les groupes ont été constitués, les tâches réparties, ils doivent se débrouiller.

Et donc, pour la première fois de l’année, je lâche la bride.

Ça me frappe au moment où je prononce la phrase « Maintenant, vous êtes responsables. » Je n’avais pas encore osé le faire avec mes élèves de lycées. Depuis le début de l’année, professoralement parlant, je serre les dents, je contracte les épaules. J’ai tellement peur de ne pas être légitime, de faire une connerie, de passer pour un débilos que je conçois chaque cours comme une performance où je dois tout le temps être en contrôle. Et là, je laisse la possibilité que ce soit le boxon.

Ça ne l’est pas. Les groupes bossent calmement. Rigolent de temps en temps, se remettent au boulot. J’erre, un peu désœuvré, ayant presque l’impression d’être de trop. Et la question : sont-ils aussi sérieux parce que j’ai été sur leur dos six mois durant, ou les ai-je étouffés tout ce temps ? Je ne le saurai jamais, et je n’ignore pas à quel point il est stérile de se poser cette question. À une collègue cet après-midi, je lui dis que mes cours sont encore « à la hache » : je tente de leur inculquer ce qu’il faut, mais je n’ai pas encore le temps, cette année, pour de la subtilité. Trop de choses à mener de front, en cette première année lycée.

Alors peut-être suis-je un peu passé à côté de ces secondes. Peut-être pas. En tout cas, cette heure-ci est douce, agréable, et productive. Autant s’en réjouir, les regrets, ça alourdit.