Jeudi 8 février

« Non mais ce prof-là il est trop gentil de toutes façons, faut être charitable avec lui. »

L’une des innombrables phrases qu’un élève prononce dos à son prof. La copine de Deborah, elle, m’a vu arriver, elle lui faisait face. Et s’est décomposée. Comme Deborah, j’imagine, quand elle m’a entendu dire bonjour.

« Allez, vous pouvez entrer. »

Elle s’assoit, baisse la tête, fuit mon regard. Pendant que je réfléchis, durant ces quelques secondes que je suis capable d’étirer en heures, sous mon crâne. « Trop gentil », j’ai l’habitude. Tous les ans, depuis seize ans, je l’entends au moins une fois. Mais charitable, c’est une première. Dans la bouche d’une élève, et à plus forte raison de Deborah, c’est incongru.
Parce que Deborah n’est pas une personne que l’on pourrait qualifier d’agréable.

Depuis le début de l’année, elle s’en prend à plusieurs collègues, avec une insolence passive. Apparemment, elle met régulièrement les pieds sur la chaise d’en face, sort son téléphone, et, reprise, se défend d’un « je ne comprends pas pourquoi vous êtes pas content. » En français, elle est loin d’être une élève modèle, mais ne se montre jamais agressive ou négligente, rend un travail correct dans des délais raisonnables. Apparemment par charité.

Charité, nom féminin :
1. Amour du prochain.
2. Bienfait envers les pauvres.

Je pense pour le deuxième sens. Deborah ferait acte de charité envers son prof de français, pauvre de trop de gentillesse. Je ne suis pas naïf, je sais ce qu’il y a derrière. Manque d’autorité, probablement. Propension à ne pas se montrer ferme. Cassant ?

Il y a quelques années, ça m’aurait fait mal. Plus maintenant. Des élèves m’ont guéri de ces doutes. Des réussites personnelles aussi. Comme dans cette classe de seconde. Dans laquelle je n’ai aucune discipline à faire – pas étonnant, vu le lycée où j’exerce cette année – mais où tous, petit à petit, ont commencé à s’investir. A bosser. Où tous, maintenant, ils arrivent en souriant.

Et surtout, bien sûr, je repense aux sixièmes de l’année dernière, dont j’étais prof principal. « Etre gentil, c’est être le plus fort. » Ils ont appliqué cette devise toute l’année. Me l’ont rappelé quand je suis revenu les voir, cette année. « On n’a pas oublié, monsieur. » Des cinquièmes qui, de l’aveu de plusieurs collègues, se comportent presque comme des troisièmes.

Deborah est charitable avec son prof de français, pauvre d’autorité.

En attendant, sa moyenne est vachement montée.

Mardi 6 février

C’est une fin de semaine, en première. Les élèves dodelinent de la tête pendant un cours sur la notion d’interrogation. « On fait rapide, et efficace. » Je trouvais, en tant que nouveau prof de lycée, cette phrase cool.

Elle ne l’est pas.

Elle ne l’est pas, parce que rapide, et efficace, ça n’est pas moi.

J’ai oublié, en arrivant au lycée, l’une de mes premières règles et l’une des plus efficaces : ne cherche pas à incarner quelqu’un que tu n’est pas. Et ça s’est ressenti. Je m’emmerde, mais ça on s’en fout. Je vois surtout des élèves hyper polis, trop polis pour me dire que mon cours est nul.

Alors je fais ce que je fais toujours au collège.

« Bon, comme vous êtes en train de dormir, je donne un exemple, pour l’interrogation totale : « Ce dinosaure a-t-il dévoré Younès ? » On peut y répondre par oui ou par non. La partielle, ce serait : « Dans quelle pièce Younès s’est-il réfugié pour ne pas être dévoré ? » »

Ils me regardent. Je hoche à peine la tête, oui ils ont le droit de rigoler. Et ils le font. Ils le font et il y a dans leurs éclats le reflet de sons que j’entends dans des classes de cinquième. De très très loin, pour encore quelques instants, ils sont des enfants. Des enfants qui, à la fin de l’heure, auront compris ce qu’est une proposition subordonnée interrogative indirecte. Parce qu’ils se sont demandés si acheter un bateau pirate était un bon investissement.

Vendredi 2 février

« Un début est un moment extrêmement délicat. »

D’une princesse à l’autre. Le commentaire d’Irulan, qui ouvre Dune, s’applique tellement à ce cours sur Phèdre, avec les secondes. Vertige total en leur présentant la première scène cet après-midi. Lorsque je leur dis que je suis comme eux, ça n’est pas une coquetterie ou de la flagornerie : moi aussi, c’est alexandrins impeccablement interminables me flanquent le vertige, moi aussi j’ai presque la nausée à me dire qu’il va falloir s’enquiller ces mots d’une complexité folle.

La seule différence entre eux et moi est que je sais ce qu’il y a de l’autre côté de la colline. Qu’il y a, dans cette intrigue poussiéreuse et ces sentiments verbeux, une beauté et une pureté à couper le souffle. Que ces vers qui semblent réservés à une élite, ils sont à tout le monde. Et c’est à cette foi que je dois me raccrocher. La première scène. Après la première scène, tout ira mieux. Le miracle se reproduit à chaque fois. Mais il faut traverser cette exposition, voir les élèves rétifs, déployer toute sa conviction pour défendre la cause d’Hippolyte et Théramène.
Ce sont les cours dont je sors le plus épuisé.

Mais c’est essentiel.

Mercredi 31 janvier

Première inspection des textes que les premières ont préparé pour le bac. Ils ont posé, sur leurs bureaux, la pile de préparations constituées à partir de nos cours, depuis le début de l’année. Et c’est extrêmement touchant de voir les outils qu’ils se sont forgés, depuis le mois de septembre. Il y a celui qui a tout simplement désossés son cahier : ses fiches de révisions, ce sont les cours, tout barbouillé de surligneur.

« Mais pourquoi vous avez démoli votre cahier ?
– Vous vouliez voir le travail qu’on fait…
– Oui mais c’est pas la peine de faire semblant… Si vous n’avez pas préparé de fiches, vous n’avez pas préparé de fiches… »

Il y a celle qui ne révise qu’à partir cartes mentales : toutes les lectures se déploient en tapisseries élaborées, feuilles collées entre elles, reconstituant l’arbre généalogique de Louis, dans Juste la Fin du Monde, ou les grandes forêts d’Hélène Dorion.

Celui, encore qui a transformé tous mes cours en sujets de thèse : chacune de mes explications a été doublée, triplée. Des références comme des essaims tournent dans les marges et des nuages de notes, on distingue à peine les mots sur sa feuille gribouillée de partout.

« Vous allez réussir à lire ?
– Ben… oui, là vous voyez, c’est la première partie, deux pages plus loin c’est la suite, là il y a une flèche donc je remonte… et les notes se trouvent toutes dans ce cadre-là. »

Ceux qui ont besoin de couleurs, celles qui synthétise tout en un haiku, ceux qui n’ont pas encore commencé. Il y a quelque chose de très émouvant à les voir fourbir leurs armes. En espérant que ce soit suffisant. En espérant qu’ils soient prêtes et prêts. De septembre 2023 à juin 2024, rien n’importe plus que ces êtres-là. C’est fabuleux, et épuisant.

Vendredi 26 janvier

Cours de 17h à 18h, avec un demi-groupe d’élèves de secondes. Ils sont épuisés, et se mettent à rire nerveusement à chaque fois que je bafouille, du fait de mon propre épuisement. Je tente désespérément de remettre un peu de structure dans tout ça, je me consume de honte à l’idée de ce cours ni fait ni à faire, mais dont il ressorte avec la banane.

Sur mon bureau, les copies qu’ils m’ont rendues. Sérieusement raturées, mais presque toutes excellentes.

Parfois il ne faut pas trop s’en faire.

Jeudi 25 janvier

« Il se cherche, non ? »

Je deviens profondément désagréable, lorsque l’on me pose ce genre de question sur un élève. 99% du temps, on peut la traduire par « Dis-moi, toi qui l’es et qui doit probablement disposer d’antennes idoines, il ne serait pas gay, cet élève ? »

Je ne sais pas ce qui m’agace le plus. Cette euphémisation comme s’il y avait un truc à cacher, cette idée que je serais expert en la matière, et surtout, cette utilisation du verbe chercher.

Parce que tu en connais beaucoup, toi, des adolescents qui ne se cherchent pas ? Et pourtant, on ne pose pas la question à la collègue musicienne, au collègue croyant, à la collègue grande voyageuse, et j’en passe. Bien entendu, qu’au lycée, ils se cherchent. Pour beaucoup d’entre eux, c’est comme une immense étendue qui s’ouvre devant eux. Plus de liberté, un corps un peu apaisé, des relations qui ont une autre géométrie que celle du collège… Bien sûr qu’ils se cherchent.

Et qu’il n’y a pas à baisser la voix quand on le demande. C’est ce qui les rend tellement attachants. Tellement belles et beaux.

Lorsque la sonnerie a retenti, tout à l’heure à 18h, j’ai eu un léger vertige. Pour plein de raisons, je ne les reverrai pas avant une semaine, ces élèves. Et… punaise, ça m’attriste ?

Bien entendu, que ça m’attriste.

J’ai quarante-et-un ans, seize ans de maison ; assez pour m’en rendre compte, et cesser de culpabiliser sur le sujet : mon carburant, c’est les voir dans cette quête, les élèves. Celle d’elles et d’eux-mêmes. Mais, parce que je suis un vieux prof, j’ai aussi réussi à laisser de côté mes ambitions de paladin ou de mentor. Il ne sera jamais question d’être un modèle : juste, par ce qu’on me demande d’enseigner, leur apporter des outils, des provisions, des armes pour ce grand voyage. Qui seront adoptés ou laissés sur le côté, peu importe. Leur apporter des connaissances, des méthodes de réflexion, une estime d’eux-mêmes, un peu de recul.
Bien sûr que toute la partie intellectuelle du métier me fascine. Sentir mon esprit grandir avec la découverte d’autres auteurs, en plaçant davantage d’exigence dans mes cours et en me cultivant.

Mais ça ne fait absolument pas le poids face à ce que je vois au quotidien face à moi. Même si c’est fatiguant, difficile, parfois laid et douloureux : la quête de ces mômes, de ces ados, de ces jeunes gens qui tous, se cherchent.

Puissent-ils se trouver. Pour se rendre compte que c’est une quête sans fin, que l’on ne s’arrête jamais. Et qu’on se donne tous, aux uns aux autres, de la force.

Mercredi 24 janvier

« Monsieur vous étiez pas content. »

C’est dans le couloir, après le tournoi de slam. Ben, me regarde, avec ses grands yeux calmes et son ombre de sourire permanente.

« Pardon ?
– Comment l’autre classe s’est comportée. »

En effet, je n’étais pas content de l’attitude de l’autre classe. Sous prétexte que l’ambiance était plus festive, que c’était un challenge, il y a eu des huées, des rires. Pas assez pour nuire à l’ambiance, mais suffisamment pour que ça me gonfle. Surtout de la part d’un petit groupe de mecs très fiers d’eux. Et, sans le moindre parti pris de ma part, les élèves à qui je fais cours ont été grands. Motivés, plein de considération, de second degré et d’envie.

« Ahah, je ne vais pas vous mentir, oui, ça m’a énervé. Surtout en vous voyant vous, à côté, être aussi agréables.
– Ben c’est normal.
– Comment ça c’est normal.
– Ben c’était pour vous faire plaisir. »

Et comme il faut vraiment, vraiment que je me dépêche, qu’un autre lycée, qu’un autre monde m’attend, je serai condamné à rester avec mes questions, derrière mon volant.

Lundi 22 janvier

Premier conflit avec un élève de l’année scolaire. J’aime bien Gwenn, en plus. Il a un côté ombrageux, négligent, et pourtant, il est évident qu’il bosse énormément. Sauf qu’il n’aime pas se relire.

« Monsieur, pourquoi j’ai perdu un point, dans le contrôle de lecture ?
– Si je me souviens bien, Thérèse Raquin meurt en buvant du poison.
– Ben c’est ce que j’ai écrit.
– Je lis poisson.
– Oui, ben vous avez compris.
– C’est le problème de l’orthographe… Là vous avez totalement changé le sens de votre phrase.
– Mais c’est dégueulasse !
– Gwenn…
– C’est dégueulasse, j’aurais écrit poizon, vous auriez compté bon.
– J’essaye de vous apprendre… »

Il est déjà parti, furibond. Et je reprends discrètement mon souffle. Ça n’est pas que j’ai été particulièrement effrayé. Gwenn n’a pas été particulièrement menaçant ou même bruyant. Mais je finis par connaître cette projection brutale d’agressivité. Celle qui provoque un creux au niveau de la poitrine, là d’où surgit le réflexe de défense. Ça n’était pas une protestation pour la forme, pour gratter un point. Ça n’était pas juste une question d’orthographe. J’ai visiblement touché quelque chose de sensible, directement en rapport avec cette évaluation ou pas.

Peu importe que ce soit volontaire ou pas, il a eu mal. Et Gwenn est tellement secret, et j’ai tellement peu de temps à consacrer à chaque élève cette année, que j’ignore comment je vais pouvoir gérer cette douloureuse énigme.

Samedi 20 janvier

Léger vertige en corrigeant des copies de Première.

Pour la première fois depuis que je suis enseignant, je m’aperçois que je corrige ce qui est, pour la majeure partie d’entre eux, l’un des derniers devoirs de français de mes élèves. Au mieux, il leur en reste une douzaine – en exceptant les interrogations sur les notions – avant les épreuves du bac.

Jusque là, toutes mes annotations donnaient des conseils au long cours « Préparez une fiche révision sur telle notion et apprenez-la régulièrement. » « Venez me voir pour que nous mettions en place un système de tutorat. » « Reprenez la structure de la proposition subordonnée en utilisant tel site internet… »

Mais le temps est une denrée dont ces élèves ne disposent quasiment plus. Et remédier, étayer des faiblesses, relève désormais presque de l’impossible. Je tente de rendre les commentaires efficaces. D’aller au plus précis. Mais au fond, est-ce que les jeux ne sont pas déjà presque faits ? Je dois vivre le quotidien de milliers de collègues profs de lycée – preuve que l’on reste un novice presque toute sa carrière – mais cette prise de conscience me plante une sacrée angoisse dans la cervelle.

Comment, comment leur être utile, les accompagner le mieux possible ?

Vendredi 19 janvier

« À l’époque. »

J’ai appris à m’en méfier, d’à l’époque. À l’époque, c’est le tapis sous lequel les élèves et moi mettons un peu tout ce qui nous pose problème. Tout ce que nous ne nous expliquons pas.

« Monsieur, c’était normal, de traiter sa femme comme ça, à l’époque ?
– Monsieur Juliette elle avait QUATORZE ANS ? Ils se mariaient jeunes, à l’époque.
– Les poètes de l’époque utilisaient beaucoup de vers en alexandrins. »

L’époque, c’est la terra incognita, les brumes qu’on ne lève pas, parce qu’on n’a pas le temps. L’époque, c’est la terre des représentations fausses, des clichés et des archétypes.

« Non non non, attendez, de quelle « époque » est-ce que vous parlez ?
– Ben… avant ?
– Oui d’accord mais quand ? Le Moyen-Âge ? La deuxième Guerre Mondiale ? L’Antiquité ? »

Depuis plusieurs semaines, je ralentis désormais pour braquer quelques lumières sur « l’époque ». Parce que si je veux qu’ils soient précis dans les mots, je dois aussi les aider à l’être dans le temps.

Sacré voyage en perspective.