Samedi 27 avril

Course d’orientation avec E., que j’ai rencontré il y a quelques années, lors de mon premier remplacement temporaire au lycée. E. est une sorte de machine absolue : il crée des cours délirants (ne le lui répétez pas, mais j’ai pu jeter un coup d’œil dessus), conseille des collègues, est coordinateur de discipline. E. manque aussi terriblement de confiance en lui. Les compliments lui rebondissent dessus avec un petit couinement triste.

Et tandis qu’on roule, à la recherche de QR Codes disséminés dans une forêt pour le moins boueuse – le mois d’avril n’est pas spécialement ensoleillé en Bretagne, aussi étonnant que cela puisse paraître – on échange nos incertitudes. Que l’autre est capable de démonter, les unes après les autres. Comme ils paraissent grotesques, les complexes de l’autre, quand on voit ce dont il est capable. Évidemment, je ne le lui dis pas comme cela. Mais, comme la remise en question permanente est essentielle, dans ce boulot, être lucide sur nos forces est également essentiel. Pas seulement pour nous. Pour nos élèves également. Entrer en cours le cœur battant, certain qu’on n’est pas légitime n’est pas bon. Ni pour nous, ni pour nos élèves. Pas plus qu’être certain, semaine après semaine, qu’on prêche de la bonne façon, une parole inattaquable. Cet équilibre, cette ligne de crête n’est pas seulement un idéal. C’est aussi une hygiène mentale. Que je parviens rarement à atteindre, de mon côté.

Ou alors, il faut que ce soit sous la pluie, maculé de boue, à enjoindre quelqu’un à croire en lui.

Samedi 13 avril

Ces derniers jours, je corrige énormément de copies d’élèves qui ne sont pas les miens : hasard du calendrier, des devoirs communs ont succédé à des bacs blancs dans mes deux bahuts. Me voilà donc, ramenant quotidiennement des brassées entières de feuilles – priant très fort que l’une d’entre elles ne décide pas de se faire la malle – et évaluant donc des travaux de personnes que je ne connais pas.

Des tas de questions surviennent : comment leur apporter quelque chose, à ces mômes dont j’ignore tout des capacités, des difficultés et des compétences ? Me voilà à griffonner partout où une marge me laisse de la place, à réfléchir, passer un coup de correcteur, me désespérer d’avoir cochonné un devoir. Ou à me rengorger stupidement en me disant que « mes élèves ne font plus cette erreur ». Ouais. Mais ils en font une autre que je ne trouve jamais dans ces devoirs. Ces feuillets sont des traces du boulot effectué par mes collègues.

Au fur et à mesure, la certitude s’installe : si seulement nous avions un peu de temps pour venir nous voir, les uns les autres. Si nous avions d’autres moments que les dix minutes devant la cafetière pour nous donner des billes, pour réfléchir à ce qui marche vraiment. Dans cet établissement précis, parce que, je m’en rends de plus en plus compte, transférer des systèmes entre bahuts est une équation dont le résultat est rarement celui auquel on s’attend.

Impression, au fil des années, que ce lien entre collègues, déjà bien ténu du fait de nos conditions d’exercice, se dissout. Au-dessus de nous, nos responsables tempêtent, s’agitent, exigent que nous travaillions de concert. Tandis qu’en journée nous courons, nous nous croisons dans des salles toujours plus exiguës. Nous avons déjà du mal à voir nos élèves. Comment s’intéresser aux autres. J’ai peur, tellement peur de m’éloigner d’eux.

Vendredi 24 février

Il n’y a actuellement plus de salle des personnels au lycée d’Agnus. Celle-ci a été condamnée pour travaux. Les adultes discutent donc dans les couloirs, à côté des photocopieuse et de la cafetière que l’on branche où l’on peut.

Je passe donc un peu plus de temps dans les salles dans lesquelles je donne cours, et dans lesquelles, habituellement, je ne traîne pas, devant en changer à chaque heure. Et en ce jour de départ en vacances, tout le monde passe par la salle 101 : L., une collègue que je commence à aimer d’amour, pour papoter, me raconter les dernières anecdotes de sa vie de TZR également, Nino, qui, depuis le conseil de classe, est devenu infiniment plus souriant, malgré un bulletin désastreux. Le temps passé à formuler ce qui ne va pas dans son parcours scolaire semble avoir porté ses fruits. Lily et Fran, les deux éternelles copines, deux éternelles stressées, discutent un peu aussi. Elles sont les seules à ne pas avoir réussi à terminer l’introduction de leur commentaire, quand presque tout le monde en a achevé les deux tiers. Je lis les quelques mots qu’elles ont écrits : tout est parfait, mais elles envisagent de déchirer cette sixième version :

« Vous connaissez la théorie du saboteur intérieur ?
– Ben évidemment monsieur, nous aussi on regarde Drag Race ! »

Dit avec le plus grand sérieux. Je leur recommande donc de profiter des vacances pour s’acheter des gants de boxe et casser la gueule audit saboteur intérieur.

Je devrais être sorti depuis une demi-heure, je traîne, au gré des visages qui passent dans la classe. Cet espace que, pour quelques minutes, j’investis, pour rendre la descente plus douce.

Jeudi 7 décembre

En début d’année, j’avais envoyé un message sur l’intranet du lycée que j’avais omis de signer. Une collègue l’avait vertement relevé. Je suis allé la voir et n’ai trouvé à dire que ce que je pensais : que ça m’avait fait de la peine, et que je ne savais pas comment le lui communiquer autrement.

Depuis, il s’est établi une relation étrange entre elle et moi. Nous ne nous voyons que très rarement – je ne vois mes collègues que très rarement – mais à chaque fois, elle vient me trouver et me parle de sujets graves et importants. Ça fait toujours aussi bizarre qu’à la première fois. Et aujourd’hui, la conversation roule sur la classe que nous avons en commun et avec laquelle ça ne s’est pas bien passé, pendant son cours. J’ignore si c’est parce que j’en suis à ma sixième heure de cours et qu’il m’en reste encore deux, que j’ai plus de café que de sang dans l’organisme, mais je m’entends répondre :

« Tu sais, je crois qu’il faut apprendre à s’en moquer. »

Elle me regarde, les yeux ronds, qui me signalent que je vais devoir développer.

« On marche sur une frontière très fine. La remise en question est nécessaire. Mais il faut aussi être assez lucide pour se dire que parfois, on n’y est pour rien. Qu’on a bien bossé et que ça n’a pas fonctionné malgré tout. Après, le risque c’est de basculer trop d’un côté ou de l’autre. Et c’est ça qui est fatiguant. Très fatiguant, même. »

J’ignore si je dis ça pour elle, pour moi, pour que ces mots résonnent dans la salle des profs et en imprègnent un peu la moquette décolorée. J’ignore si je dis ça pour retrouver mon équilibre sur ce fil fin, si fin.

Jeudi 23 novembre

La rage. La rage en trombes épaisses de fumée devant les yeux. La rage parce que ça n’est jamais terminé.

La matinée s’est passée de façon idyllique. Les premières, les deux classes, ont bossé pendant deux heures. Je vois leurs pupilles parcourir le forêts d’Hélène Dorion. Se rendre compte que non, ces mots ne sont pas hors de leur portée. De leur imagination, de leurs intelligences. Je suis à deux doigts de leur écrire à quel point je suis fier d’eux.

C’est sur un petit nuage que je gagne le lycée d’Agnus et que je pousse la porte de la salle des profs. Le derrière sur le synthétique des fauteuil, les volutes de mauvais café, et les exclamations entrecoupées de rires agressifs. Que c’est quoi, c’est LGBTA et je sais pas quoi ? Et le plus, par-dessus le marché ? D’ailleurs il paraît que maintenant, il y a des jeunes, ils veulent être le chien de la maison, c’est Enzo qui l’a entendu, ben oui, A c’est pour Animal il paraît. Moi j’étudie les Gay Games ben tu vois, ils ont su évoluer, ils s’identifient pas juste à ça, faut arrêter aussi.
Je me prends ça en pleine gueule, mes oreilles sifflent. Et blanc de rage, je tente d’expliquer. De nuancer. J’ai pas le courage, j’ai pas la force de taper le scandale que ça mériterait. On me coupe la parole. Pas méchamment, juste, je n’existe pas, ma parole n’a aucune place dans la conversation. Et me revient aux oreilles la ritournelle persistante. « On sera jamais que tolérés. Tu peux penser tout ce que tu veux, on sera jamais que tolérés. Si on bouge pas, qu’on se montre pas trop, qu’on utilise les bons mots. Tu n’es pas in-té-gré, tu ne le seras jamais, pourquoi tu l’oublies tout le temps ? »

Je l’oublie tout le temps parce qu’être LGBTQIA+, c’est être toujours en colère, même sourdement. C’est être toujours prêt à bondir, et que ça épuise, à fond. Je relance deux trois répliques, on m’écoute d’une oreille et on détourne. Ça sonne et je vais, minable, donner des cours. En choisissant de parier sur le futur.

« Jean Cocteau il avait un nom bien français. C’est pas comme Moussa ! »

Moussa est un grand type carré aux yeux rêveurs et à la voix douce. Il est drôle et excellent en français. L’instant avant que je me mette à gueuler, il me regarde. Une grimace de sourire plaquée sur le visage, le rouge au front :

« C’est pas grave, monsieur. »

Des fois, c’est la laideur qui gagne.