Mardi 5 septembre

“Il faut partir de ce que vous ressentez.”
Les premières me fixent, perplexe. Et aussitôt, me résonnent à l’esprit les mots de B., collègue rencontrée il y a deux ans. Qui, étrangement, sont devenus une source inépuisable d’encouragement : “On enseigne quand même une drôle de matière.”
Ce que j’aimerais qu’ils ressentent, c’est un texte d’Euripide, Hippolyte Porte-Couronne. Qui devrait s’appeler Phèdre, en fait, c’est avant tout l’histoire de Phèdre. Et je peux comprendre. Comprendre que ressentir quoi que ce soit face à cette feuille A4 remplie de tragédie antique, par 35 degrés, ça n’est pas évident.
Pourtant c’est essentiel.
“Même ne rien comprendre, c’est un ressenti.
– Moi monsieur.
– Oui ?
– Ben je ressens rien, parce que je ne comprends rien.
– Bien. Ben attrapez un surligneur alors. Et surlignez ce que vous ne comprenez p… ce que vous comprenez, ça ira plus vite.
– Pour quoi faire.
– Vous allez voir.”
On enseigne une drôle de matière, parce que c’est l’une des matières les plus exigeantes et les plus perchées qui soient. Laborieusement, l’un après l’autre – je crois qu’ils m’en veulent, dans cette classe, déjà je suis arrivé en retard – les fluos se lèvent et barbouillent le monologue de Vénus, que je leur lis avec la voix de Sandy, la présidente du club de mode. Parce qu’avoir l’audace de déclarer qu’on n’est pas jalouse avant de déchaîner une vengeance type manœuvre de billard à trois bandes, ça ne mérite pas mieux.
“Bien. Maintenant, on analyse.
– Comment ça ?
– Ce que vous avez compris. Pourquoi l’avez-vous compris ? Quels mots ? Quelles natures, quels procédés de style ? Ça se fabrique, la compréhension. Les émotions aussi. Un texte, ça ne sort pas de nulle part.”
Quand j’étais lycéen, je détestais l’analyse de texte. Je comparais ça à de la médecine légale, comme beaucoup. Ouvrir un corps harmonieux et se pencher froidement dessus.
Peut-être que je vieillis, Créon succédant à Antigone, mais désormais, les néons de la morgue ont fait place à une salle d’orchestre. Métaphore, catachrèse et asonances comme autant d’instruments qui, ensemble, quand on en maîtrise le tempo et l’harmonie, nous parlent.
Bien sûr, je ne peux pas l’expliquer comme ça aux premières. Pas encore. Mais je peux le garder en tête, comme un cap. Rimbaud disait qu’une savante musique manque à notre désir.
J’aimerais que, cette année, ils l’entendent, cette musique. Qu’ils en voient les instruments.
Il y a du boulot.