Lundi 14 octobre

Note 1 : Ce billet contient des références à un jeu vidéo. Il est compréhensible même si vous n’êtes pas adepte.

Note 2 : Gros spoilers pour Persona 4.

Adachi est de retour. Ça faisait longtemps. Adachi, c’est le nom que j’ai fini par donner à ce sentiment qui s’empare de moi, lorsque mon humeur change de phase. C’est souvent en automne, souvent lorsque les nuits rallongent. Je l’avais prévu. L’autre soir, j’ai dit texto à S. : « Si tu me vois commencer à froncer les sourcils sans raison, à être agressif, botte-moi les fesses. Je te le demande comme une faveur. »

Tohru Adachi, c’est le nom du méchant du jeu vidéo Persona 4. Un jeu dans lequel, un mystérieux meurtrier – on découvrira à la fin que c’est Adachi, donc – attire ses victimes dans un monde qui reflète leurs désirs et leurs peurs inavouées. Et sur lequel règnent les ombres : des incarnations de ce que les victimes refusent de s’avouer. Et c’est justement ce refus qui nourrit ces ombres et, finalement, les amène à tuer leurs hôtes.

Ce qui est drôle, c’est qu’Adachi, c’est mon ombre, justement. Il est tout ce que je déteste chez moi.

Adachi tue par ennui. Par déplaisir. Par sentiment que la vie ne lui apporte pas ce qu’il mérite. Adachi est maladroit et attendrissant, sadique et pusillanime. Adachi tue pour les mêmes raisons que je déteste. Car au fond, je suis lui. Et en cette mi-octobre, j’en ai déjà assez. J’en ai assez d’arriver le matin au boulot en souriant. En me focalisant comme un forcené sur tout ce que mon métier, mes élèves, et les gens qui m’entourent ont de bon. C’est un mensonge, évidemment que c’est un mensonge. Les élèves sont profondément malveillants et n’ont rien à foutre de ce que je peux raconter. Mes efforts, immenses, en toucheront quoi ? Cinq ou six ? À tout casser ? Et qui ça intéresse ? Parce qu’il est acquis que Monsieur Samovar est un éternel optimiste. Monsieur Samovar rigole au nez des difficultés, c’est pratique, ça dispense de se préoccuper de lui, ça permet de le prendre à parti quand on a un souci. Avant qu’il retourne en cours et qu’il déverse des tonnes de guimauve pédagogique écœurante sur du vide. Parce que tout ça ne sert à rien.

J’ai beau avoir joué à Persona 4 encore relativement jeune – j’avais une trentaine d’années – je n’ai pas réussi à retenir la leçon, pourtant simple, qu’il y avait à tirer de cette aventure. « Tu es moi, je suis toi. » J’ai englouti Adachi sous les insultes. J’en ai fait le démon à combattre, la preuve flagrante qu’il était nécessaire de se barder d’encore plus de pureté, de bienveillance, de foi en les élèves. Qu’il fallait se reprocher le moindre doute quant au bien de notre mission éducative, forcément pleine de sens. Que l’altruisme était la seule planche de salut.

Adachi n’est pas quelqu’un de bien. Quelqu’un de bien ne tue pas des gens en les poussant à travers des télévisions magiques. Mais sa voix insupportable et sa dégaine, maigre et leste, elles font partie de moi. Si je m’accroche à ce boulot de prof, c’est que j’ai un compte à régler avec lui, évidemment. Bien sûr que je veux prouver que je suis supérieur à tous ces gens, tellement égoïste. Que je suis suffisamment futé et manipulateur pour faire de classes d’élèves peu concernés des légions prêtes à me suivre. Que j’ai compris comment fonctionne ce monde débile.

Je suis ça. Mais parfois aussi, lorsque la lune croît, lorsque les ombres forment un chemin, j’arrive à discerner une cohérence, dans le chaos. Personne ne m’a demandé d’affecter l’optimisme ou la foi. Si je le fais, c’est aussi parce que ça me rend heureux. Parce qu’il existe des victoires, de vraies victoires avec mes élèves, souvent inattendues, et donc d’autant plus belles. Que ce chemin, il est issu de ma volonté. Et de celles de mes élèves, et de mes collègues. Qui, bien plus souvent qu’à leur tour, ont su me tendre la main. Et leur reprocher de ne pas le faire à l’instant même où je le veux serait bien futile.

Alors oui. Cette ombre existe. Dans Persona 4, et c’est là la limite de la fiction, l’accepter la transfigure en la créature titulaire du jeu : une Persona. Un masque puissant, aidant les héros à affronter les obstacles sur leur chemin. Je n’en suis pas encore là. Mon ombre subsiste. Et à défaut de la sublimer totalement, j’accepte désormais que nous cheminions côte à côte. Que nous partagions la douleur comme la joie.

Je ne suis pas qu’Adachi. Comme je suis lui.

2 réflexions sur “Lundi 14 octobre

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