Mercredi 11 décembre

Lorsque j’arrive, triste et en colère dans son bureau, la principale adjointe a les mots justes :

« Ils sont très vilains, ces enfants. »

Il n’y a pas la moindre once d’ironie dans ses paroles. Parfois, le diagnostic chirurgical se niche dans une phrase que l’on peut prononcer à six ans.

Vilains, les sixièmes Evoli le sont, en effet. Et pour la première fois, ma colère n’a pas été contrôlée. Pour la première fois, j’ai ouvert les portes de mon amertume. Ça n’est pas très éthique, de faire ça. Parce que je ne suis pas censé les charger de mes tourments d’adultes. Sauf que cette fois, ces tourments les concernent directement. Sauf que cette fois, j’aimerais qu’ils comprennent – ils ne comprendront peut-être pas – qu’ils sont en train d’abîmer. De s’abîmer.

Je leur crie, et je suis ridicule quand je crie, qu’on les voit, quand ils tentent de nous manipuler, en disant du mal les uns des autres. En prenant les outils que l’on a mis à leur disposition (ici de petits mots pour signaler anonymement un problème dans la classe) pour faire du mal à leurs camarades. En feignant des conflits dans la classes, et en ricanant dans le cours d’après qu’un prof est tombé dans le panneau. En se montrant doubles. Tout le temps.

Je leur en veux, et je les comprends. Ils sont face à cette console, pleine de boutons, permettant de nouvelles variations dans la domination et la méchanceté. À onze ans, c’est dur de se contrôler, de ne pas tenter, ne serait-ce qu’un peu, ne serait-ce qu’une fois. À quarante aussi.

C’est ironique, quand même. Juste avant, j’ai dit à M. qu’un des soucis principaux de la communication, c’est que, très souvent, on ne parle que de soi. Écouter, écouter vraiment l’autre, et lui parler de lui-même demande énormément d’abnégation. Et là, devant les sixièmes, bien sûr que je parle de moi. Bien sûr que je pète les plombs parce que, par leurs petites actions vilaines, ils attaquent quelque chose qui me touche profondément. Je n’écumerais pas comme ça sinon.

« Je vous l’ai dit au début de l’année ! Je vous l’ai répété ! Prenez soin les uns des autres ! »

Je les regarde sans les regarder. Voir dans leur regard de l’indifférence ou, pire, la satisfaction de ne pas se taper la lecture d’une autre scène des Fourberies de Scapin pendant que je soliloque me ferait vriller encore plus.

« Je suis prof parce que j’espère que les futurs adultes seront meilleurs que nous. Et vous, vous faites… ça ? »

J’ai très mal et j’ai envie qu’ils le voient. Qu’ils voient ce que ça fait, vraiment. J’ai envie d’être un miroir. Même s’ils ne comprennent pas tout, même s’ils n’ont pas encore les mots, ou l’expérience, ou la maturité. Je veux qu’ils comprennent qu’il existe des choses qui blessent gravement. Et que c’est, comment dire, déshonorant. Je leur parle sincèrement, pendant dix minutes. Ça n’est pas prudent. Mais parfois, je n’ai plus à offrir, quand tout le reste a échoué, que ce en quoi je crois. Je n’ai plus qu’à exposer ce que j’ai de plus vulnérable.

Il y a un truc que j’ai jamais compris, dans la légende de Pandore. L’Espoir était dans la boîte, enfermé avec tous les malheurs du monde, tout ce temps. Un papillon débile, exposé à ce qu’il y a de plus atroce dans la création. Et pourtant, il a survécu. Comment ?

Je gronde de vilains élèves. Et je délire, interrogeant les dieux de mythologies déchues.

2 réflexions sur “Mercredi 11 décembre

  1. C’est beau, ce que tu as écris, merci pour ça.
    Je pense souvent à Jean Oury qui disait que la gentillesse, ce n’est pas être « gentil-gentil », c’est parfois se mettre dans une colère noire et mettre quelqu’un·e à la porte de son bureau car ainsi on aura respecté quelque chose de fondamental de l’être humain, ou de l’humanité.
    Tes mots lus chaque jour depuis des années et des années (depuis l’olive et le samovar en fait) m’aident au quotidien avec ces mômes, capables du pire comme du meilleur. Ce que tu dis et répète sur la gentillesse, régulièrement, m’a touchée en plein coeur. J’essaie, j’essaie chaque jour. Et j’essaie de le transmettre à ces enfants que j’aime tant. Beaucoup de tes mots me restent et influent au quotidien.
    Merci H.

    • Je me retrouve tellement dans ce que vous avez écrit. J’ai une classe pas facile (y en a-t-il ?) cette année avec des élèves qui ont souffert du système. A qui on a répété qu’ils n’avaient pas d’empathie, qu’ils n’étaient pas gentils, qu’on ne pouvait rien faire avec eux… Des élèves intelligents mais avec quelques éléments qui instillent un climat basé sur le paraître pour être reconnu par leurs pairs. Qui cherchent à attirer l’attention de toutes les façons possibles (et pas les plus positives). Qui monopolisent mon énergie en permanence. Des élèves blasés, jamais partants pour rien, toujours à pointer le négatif… Usant.

      Tellement usant que j’ai poussé un gros coup de gueule quand ils ont râlé à propos de la semaine de voyage scolaire prévue cette année. Usée de m’épuiser à essayer de leur prouver qu’ils sont capables. Qu’ils ont de la valeur quelles que soient leurs capacités scolaires. Usée de passer mon temps à bosser pour leur proposer des projets qui changent.

      Je leur ai dit ma déception, mon ras-le-bol, ma fatigue. Ma colère aussi.

      Sans doute pas très professionnel ni la meilleure chose à faire mais après tout, je suis humaine aussi.

      Depuis, je les sens un peu plus à l’écoute mais je ne me fais pas d’illusion, ça ne durera pas.

      Pardon d’avoir posé tout ça ici et merci de m’avoir permis de le faire.

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