Jeudi 19 décembre

Ce matin, A-H a amené un ersatz de polaroïd en salle des profs. L’appareil imprime des photos en noir en blanc sur le même rouleau qu’on utilise pour les tickets de caisse (j’ai appris ce matin aux sixièmes Feunard qu’on pouvait aussi appeler ça un reçu.) Bizarrement, je nous trouve très beaux, là-dessus, malgré les ombres cheloues que ça nous fait sur le visage. Grâce ou à cause d’elles, mon sourire n’a pas l’air trop forcé, tandis qu’à côté, M. fait le con à jouer le stagiaire servant le café. Ça pique d’autant plus.

Ce matin, aussi, la Cinquième Astronelle a réussi, pour notre dernière heure de l’année 2024, à se mobiliser pour donner une représentation totalement foutraque mais vraiment pas si pire du Médecin malgré lui. On a empêché, toujours avec M., qu’une camarade porte des coups de ciseaux à son camarade durant l’heure où ils ne sont que trois dans la salle. Enfin, les sixièmes Feunard m’ont montré les textes qu’ils ont écrits. Ça dépasse de loin mes espérances. « On est pas mauvais, monsieur, que voulez-vous. » m’a sorti Éléna, avec toute la suffisance d’une personne de onze ans.

Ça pique d’autant plus.

Ça pique quand j’apprends que, malgré toutes les assurances officieuses, il existe une possibilité non négligeable que je quitte le collège de Renais dans quelques mois. Et cinq semaines de cours. Autant dire rien du tout.

J’ai choisi ce métier en connaissance de cause. Je connais les règles des affectations. J’ai demandé ma mutation en Bretagne en sachant fort bien ce qui m’y attendait, en terme d’instabilité de postes. Mon inspecteur me l’a gentiment rappelé, il y a peu. Et je me répète, inlassable, l’une des phrases liminaires de Persona 3 : « J’ai choisi ce sort de ma propre volonté. » Je suis seul responsable de ce qui m’arrive.

Il n’empêche. Il n’empêche qu’à chaque nouvel établissement, à chaque nouveau visage, je mets mon cœur, en plus de ma tête, dans la balance. Ça n’est sans doute pas professionnel. Mais si je ne décidais pas d’aimer, profondément, les lieux et les personnes que je fréquente dans mon boulot, j’aurais démissionné depuis longtemps. J’en tire une force qui m’étonne moi-même. Mais c’est comme un pacte, ça a un prix : à chaque départ, je récupère ce fameux cœur un peu plus cabossé.
On me dit de ne pas m’en faire, que des demandes seront faites pour « me garder ». Je ne suis pas amer, mais l’objectivité me force à me rappeler que j’ai entendu de nombreuses fois ce discours, et que les déceptions se sont empilées.

Mon année à Renais est l’un de ces copeaux de papier : belle, brouillonne et fragile.

Ne pas se plaindre. Ce serait insulter ce que je vis actuellement. Se réjouir, se réjouir des instants que je vis, et me dire qu’un autre embranchement aurait pu ne jamais les faire advenir.

Se réjouir et, une fois chez soi, trembler malgré tout.

2 réflexions sur “Jeudi 19 décembre

  1. « des demandes seront faites pour « me garder ». (…) j’ai entendu de nombreuses fois ce discours »

    Lorsque j’étais proviseur, je me suis toujours refusé à tenir ce discours, même si plus ou moins consciemment on sent bien que le collègue TZR a envie ou besoin de se sentir soutenu/apprécié/désiré… La surprise – si surprise il y avait – ne pouvait alors être que bonne. Même si je savais que quand la décision de non-maintien tomberait, on me reprocherait de ne pas avoir fait ce qu’il fallait.

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