Mercredi 18 juin

Quand il avait dix-huit ans, Fanfan a percuté un mur en scooter. Sans casque, on en portait peu à l’époque. Mon grand-oncle a vécu le reste de ses jours dans un lit plus ou moins médicalisé, tétraplégique mais conscient. Il pouvait s’exprimer, mais très péniblement. Chaque syllabe lui était laborieuse, un travail patient pour constituer un mot ou deux et l’articuler.

C’est pour ça que Tyr m’émeut autant. Il a une diction très voisine de celle de Fanfan.

La ressemblance physique s’arrête ici. Tyr est parfaitement valide. Il ne parvient à lire que quelques lettres et ne peut presque pas écrire. Comme mon grand-oncle, aussi, il est doté d’un humour ravageur et d’une imagination folle. Quand son AESH a du temps pour lui, ils écrivent ensemble des histoires de fantasy géniales.

Comme Fanfan, Tyr me rend tellement triste. Mais pas pour les même raisons. J’aimerais tant prendre du temps pour lui. Poli et agréable, il patiente, tandis que les cinquièmes Astronelle s’insultent, négocient, protestent. Se moquent aussi, très méchamment. Avec Tyr, ils n’osent pas. Ils ont vaguement tenté une fois, en classe, et je pense que c’est l’une des rares fois où je leur ai fait peur.

Aujourd’hui, on enregistre un mini livre audio. Chacun lit un passage de Bilbo le hobbit. Tyr également. Ne pouvant lire, il a appris par cœur un passage. Je n’ai prévenu personne et les mômes clignent des yeux, médusés, en le voyant s’installer. Il y a un début de ricanement.

« Dehors.
– Je
– De-hors. »

Amady ne proteste pas. Il sort sans le moindre bruit. Et Tyr commence sa récitation. Les sons s’entrechoquent, les phrases brisées s’inscrivent en données. Je ne respire plus et, j’en ai l’impression, les autres élèves non plus. Au bout de ce qui me semble une éternité, Tyr me fait signe qu’il a terminé. Il déploie sa grande carcasse. D’habitude, il est à trois rangs du fond, sur le côté. Là, il leur fait face, à tous. Il se marre en les fixant.

« Ça vous a fait bizarre hein ? »

Et il regagne sa place. Un roi.

A la sonnerie, il revient près du bureau.

« Merci pour cette année monsieur, j’ai aimé. »

Bien sûr que je chiale. Je chiale parce que mon oncle Fanfan me manque. Parce que j’ai peur de ce que ce monde va réserver à Tyr. Je chiale parce que j’aimerais l’amener dans la Comté, et que Gandalf le prenne comme apprenti. J’aimerais me dire qu’il y a des lieux préservés où subsiste la mémoire des disparus, et où on trouve le courage d’aider ceux qui ne se conforment pas à nos règles.

J’aimerais.

3 réflexions sur “Mercredi 18 juin

  1. Merci. Très très émouvant. Je suis enseignante en IME. J’aime pas toujours mon boulot (un quotidien harassant) mais tellement ses moments suspendus.

  2. Merci pour Tyr ❤️ Je pense qu’aujourd’hui, il a grandi de 30 cm et avancé dans sa vie d’un pas de géant 🥰 Puisse-t’il rencontrer de nombreux M. Samovar au cours de sa scolarité ! C’est ainsi que votre/notre métier prend sens.

    Bien cordialement,

    Brigitte

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