Mercredi 24 septembre

« Monsieur, je vais avoir l’air complètement conne. »

Ça n’est pas le mot « conne » qui m’a fait hausser le sourcil, c’est que ce soit Inès qui l’ait employé. Inès, je la connais depuis la cinquième, où elle subissait patiemment une classe pour le moins agitée. Sans jamais se départir de son calme ni de cette ombre de sourire qu’elle porte toujours au coin des lèvres, comme un trait de rouge. Mais pas aujourd’hui.

Je me détourne d’Amina, avec qui je discutais ; c’est jour d’évaluations nationales, pas mal d’élèves ont fini avant et bavardent gentiment ou font leurs devoirs. Amina me parlait de sa mère, qui enseigne le droit à la fac et lui fait lire Mary Shelley. Inès, elle, est en train de terminer la biographie de Maupassant qu’elle doit me rendre vendredi. Elle en est à la rubrique « œuvres notables. »

« Monsieur, je vais avoir l’air complètement conne. » Donc.

« Je ne pense pas ça de vous.
– Non mais : là, dans le résume de Bel-Ami, on dit que le personnage principal, il monte la « pyramide sociale ».
– Oui ?
– Je… C’est… Enfin, je sais, que c’est pas la pyramide des égyptiens. Mais c’est quoi, alors, la pyramide sociale ? »

Je m’applique très fort à rester impassible. Pas parce que j’ai envie de me marrer, mais parce que je suis en train de retrouver mon équilibre, entre l’échange précédent, et celui que je suis en train d’avoir. Je n’ai jamais pensé qu’Inès était conne, en effet, elle est au contraire très intelligente.

Mais elle se tient dans l’ombre. Écrasée par le noir que projette cette fameuse pyramide. Celle que gravit joyeusement Aminata, en compagnie d’une famille qui en possède les codes, et les outils pour s’y accrocher quand ça devient plus compliqué. Personne n’a jamais expliqué à Inès ce qu’était ce concept, auquel elle va se mesurer durant toute sa vie.
Je ne suis pas inquiet pour elle. Je prends le temps de le lui expliquer. Comme à l’accoutumée, elle ouvre de grands yeux, avant de hocher lentement la tête en remuant les lèvres, comme pour imprimer l’expression. Et d’ajouter une note explicative à son diaporama sur Maupassant.

Mais je pense à tout le reste. À tous les élèves qui sont dans son cas. Et ceux dans le cas d’Aminata. Et c’est vertigineux, le vent me siffle aux oreilles, comment est-ce que je peux les guider dans cette ascension, alors que nous sommes si éloignés les uns des autres ? Financièrement, socialement, politiquement ? Et toujours le même vieux démon racorni qui me chuchote à l’oreille que c’est peine perdue, qu’il n’y a qu’à voir les plateaux télé et les gouvernements qu’on s’enquille, qui n’ont en tête qu’une chose : barder le sommet de la pyramide de toutes les runes, de tous les gardes possibles, pour que l’accès en soit à jamais réservé.
Et toujours l’autre démon, de plus en plus en colère, de plus en plus puissant qui refuse. Qui lui fout des taloches, à cette pyramide à la con. J’ai plus la patience. J’ai plus la patience pour accepter gentiment qu’Inès doive subir des tonnes de métaphores incompréhensibles, et les chaînes d’une condition sur laquelle elle n’a aucun pouvoir. Je vais lui expliquer la pyramide, et tout le reste. Et aux autres aussi. On va monter ensemble c’est promis.

Promis.

Une réflexion sur “Mercredi 24 septembre

  1. Bonsoir, je voulais vous remercier pour ce blog qui m’a fait tenir mon année de préparation au capes et qui me donne du courage pour mon année de stage.

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