Lectures de vacances – Vers la normativité queer

Je lis rarement des essais. Et je lis plus rarement encore des essais sur le queer. Pour énormément de raisons, je me suis penché très tardivement sur ce que je considère désormais comme une de mes communautés. Mais c’est une histoire pour une autre fois.

Peut-être est-ce pour cette raison que ce texte m’a enthousiasmé de prime abord : même si son auteur, Pierre Niedergang, avertit dans son introduction qu’il risque d’adopter une langue peu accessible, la majeure partie de son écrit m’a été intelligible et a servi, notamment dans son introduction, de cours accéléré sur l’état de la pensée queer sur ce sujet.

Mais c’est quoi, au fait, la normativité queer ? Pour faire simple, l’idée que cette communauté au sens large se défie des normes, qui ont énormément contribué à exclure les lesbiennes, les gays, les trans et nombres d’autres groupes à la sexualité marginale. Mais que pour continuer à construire et légitimer notre place dans la société, il devient important de construire de nouvelles normes, en interrogeant et critiquant celles qui nous gouvernent actuellement.

C’est à la fois la force et la faiblesse à mon sens de ce texte : il oscille entre philosophie, sociologie et politique “pure”, sans jamais choisir, ce qui affaiblit parfois le propos mais permet également de saisir les enjeux de cette question.

Car s’il s’agit d’un ouvrage exigeant, il ne devie jamais de son thème, et il est parfaitement possible d’en lire des fragments sans que la pensée ne se dilue. Une pensée qui ne sacrifie pas sa force et son sentiment d’urgence aux références universitaires. Être capable de recul critique face aux normes qui nous gouvernent, et prendre la responsabilité d’en construire d’autre en commun, sans complaisance : c’est à un travail d’intelligence et de long terme que Niedergang nous convie. Et il y résonne dans ses ligne le léger tic-tac d’une horloge pressée… Ou d’un engin explosif.

(Vers la normativité queer, par Pierre Niedergang, Éditions Blast)

Vendredi 7 juillet

Je sors du collège d’Alrest. J’ai choisi de ne pas être accompagné, c’est mieux, parfois, les sorties discrètes.

Il y a des mômes, pas bien grand, qui jouent devant la grille, sur le béton gourd de chaleurs.

“Vous travaillez là, monsieur ?
– … Non.
– Nous, on sera là l’année prochaine.”

J’ouvre la porte d’une main et glisse sur le siège du passager un carton dont j’ai surestimé la taille. Il traîne dedans deux trois manuels, quelques porte-vues vides, et une tasse “Monsieur Heureux” que m’a offert C. Une élève avait accidentellement cassé la mienne quelques semaines plus tôt, ça avait été un sacré drame.

La portière claque, et, chose que je fais trois fois par ans, je lance une playlist de quand j’avais l’âge de rouler vitre ouverte, musique assez fort. Les Cardigans retentissent dans l’habitacle.

Et c’est comme un millier de particules qui s’élèvent brusquement dans ma mémoire. Sur chacune d’entre elles une image, un son, une émotion. L’arrivée au bahut, les caméra qui interviewaient ce pauvre C., qui n’avait rien demandé. Les longs trajets, les rires et les larmes des mômes. Ils ont beaucoup ri et pleuré, plus qu’ailleurs. Le voyage à Erquy, les longues randonnées, les fous-rires nocturnes. L’atelier théâtre et l’atelier passé simple. Les sixièmes choupinets, les cinquièmes paumés, les quatrièmes du cœur. Tous les visages des collègues, et leur voix.

S’accorder le luxe de laisser la nostalgie planer.

Ça n’est pas que mes fins d’années ressemblent à un film, c’est que je décide qu’elles vont ressembler à un film.

Tout ce temps, toute cette énergie vitale lancés au vent.

Et tu en retires quoi, en cette fin d’aventure ? Tu en retires quoi, Docteur pédagogique en attente de sa prochaine régénération, des efforts et des moments vécus à l’autre bout de la Bretagne, et qui, déjà, deviennent des souvenirs ?

Ce que j’en retire ? Comme tous les ans.

Des étoiles.

Des étoiles et ma vie.

Mercredi 21 juin

Hier, les élèves de l’atelier théâtre d’Alrest et les quatrièmes ont eu le droit à la grande expérience : celle de la journée dans une salle de spectacle, répétitions et prestation le soir.

Elle est invariablement la même, invariablement différente.

La même : quand ils découvrent leur terrain de jeu pour les heures à venir. La scène, qu’ils osent à peine effleurer le matin et qu’ils parcourent en courant dans tous les sens à la fin de l’après-midi. Les fauteuils pliants dans lesquels ils se lovent au fil de leur fatigue, c’est long six heures de répétition. La régie, que les élèves désignés comme techniciens apprendront à manipuler ; ils adopteront, le soir de la représentation, la même sérénité un peu bourrine qu’ont les professionnels. Ce boulot vous possède.

Différente : des instants uniques. Ollie, incapable d’émettre un seul son quand il arrive sur scène. Je lui prête un manteau rouge incroyable, lui met un pistolet en plastique dans la main, je me colle au devant de la scène. “Vous me parlez, juste à moi.”
Le soir venu, il sortira son texte.
Liliana, élève adorable, qui récitait son texte comme absolument tous les autres textes qu’elle apprenait depuis le CP, et qui, le soir venu, se transforme en une version adolescente d’Emmanuelle Béart dans Huit Femmes.
Gilliat, qui canalise son stress en tapant de toutes ses forces dans les syllabes de Corneille, Rodrigue se mue en un rappeur de la Prohibition, avec sa chemise son revolver.

Et puis, comme à chaque fois, ce grand moment terrifiant. Quand, après six heures de répétitions, le rideau s’ouvre et qu’absolument plus personne ne peut les aider. S’il y a un trou, un imprévu, une catastrophe, on ne peut compter que sur soi et ses partenaires. Plus d’adultes, plus de prof. Et on découvre toute sa force, toute sa puissance, parce qu’on est en train de tomber. Dans cette chute, si on déploie ses ailes, on remontera.

Ce moment est un peu pour les spectateurs, bien sûr, et totalement pour ces jeunes comédiens. Les règles s’étiolent, ils accèdent à une autre partie d’eux-mêmes. “Ça passe vite, ça passe trop vite !” souffle Chimène à son retour dans les coulisses.

Ça passe si vite en effet. Toutes ces semaines de boulot, ces permanences piratées pour répéter les textes, ces heures du midi où on avalait beaucoup trop vite nos repas pour avoir le temps de filer le texte…

Le salut, et le rideau qui tombe.

C’est terminé. Le moment est passé et, déjà, il faut passer à autre chose. “C’était le dernier cours de théâtre”, me dit Lionel, affalé sur la scène vidé de son énergie. Toute cette force, cette énergie, tout ce miracle s’est évaporé. Littéralement. Ce qui s’est passé n’a pas disparu, mais est devenu invisible. Constitutif de l’air que respire ces jeunes gens, de leurs atomes.

C’était un grand et beau chaos. Puisse-t-il résonner longtemps à leurs tempes et à leurs vies.

Vendredi 16 juin

Aujourd’hui, les quatrièmes ont organisé un immense goûter de fête dans la salle où nous avions cours. Sur la table, il y avait un planning écrit à la main. Des cases cochés au stylo violet, où on savait qui apportait quoi.

Ils ont écouté de la musique, discuté avec les collègues et moi. J’ai eu des cadeaux.

Avant ça, les sixièmes dont je suis prof principal m’avaient écrit les plus jolis des petits mots, sur une grand feuille cartonnée “parce que vous faites partie de la classe”.

Après ça, l’intendant du collège m’a aidé à porter dans la voiture une caisse remplie de livres et d’objets dont j’ai, cette année, rempli ma classe.

Ça m’a rendu heureux. Très heureux.

Et puis j’ai eu honte.

J’ai eu honte de faire ce métier pour ça. Pour éprouver de la gratitude, pour que les élèves me trouvent chouette. C’est vain. Il y a des idéaux plus élevés.

Et après je me suis mis à rire. Tout seul dans ma voiture, avec Nine Inch Nails qui jouait. Je me suis mis à rire parce que des fois, je me complique la vie pour rien.

Tu as le droit d’être prof pour ça aussi. Tu as le droit, à la fin de l’année, et tous les autres jours, de ne pas te torturer. Ce métier, comme tant d’autres, plus que tant d’autres, est un nœud de contradictions, de difficulté, de souffrances. Ce métier brûle les yeux, les doigts, le cœur.

Alors tu as le droit de trouver tes victoires où tu le souhaites.

Je pense cette profession que j’aime si fort en négatif : ne fais pas cours pour qu’on t’aime, ne fais pas cours pour tester des trucs sur tes élèves, ne fais pas cours en révolte contre ton ministère, ne fais pas cours en suivant les recommandations de ton ministère, ne fais pas cours déprimé, euphorique, indifférent…

Stop.

Fais ce que tu peux. Tout ce que tu peux, honnêtement. Mais fais ce que tu peux.

Et donne-toi le droit d’être heureux.

Parce que ce qu’ils ont fait pour toi, les sixièmes et les quatrièmes, c’était beau.

Vendredi 9 juin

Pour vivre heureux, vivons cachés.

Cette année, j’ai été affecté dans un petit collège caché d’un coin caché de France. J’ai rencontré de petites classes où se dissimulaient des mômes miraculeux. Et comme ils étaient peu, j’ai eu le privilège de pouvoir m’en occuper correctement.

On a enregistré un livre audio de l’Odyssée et inventé une machine parfaite pour conjuguer le passé simple. On a fait le procès de Renart et dépiauté les mécanismes de la peur d’HP Lovecraft. On a tremblé devant Les Autres et les accords du participe passé.

Tous les jours, je me suis enfilé de longues longues routes pour aller les retrouver. C’est loin, c’est trop loin pour que je m’imagine m’installer là-bas, mais c’était doux.

Et puis d’un coup, je n’étais plus caché.

L’administration me convoque, il y a des copies de bac à corriger, des oraux à faire passer. La fresque que nous peignions avec les mômes et les collègues éclate d’un coup. J’ignore totalement de quoi les semaines à venir seront faites. Seule certitude : il va falloir quitter le minuscule sanctuaire, on ne se repose pas longtemps, quand on est remplaçant.

C’est pour cette raison que la saison 8 de Prof en Scène s’arrêtera là, de façon quotidienne. Comme à chaque fois, il y aura des billets hors-série, qui donneront des nouvelles. Après tout en trois semaines, il peut en arriver, des aventures.

Mais pour le moment, je respire un grand coup face à la tornade chaotique qui m’attend. Le collège d’Alrest, déjà vibre de cette onde si particulière, celle qui fait qu’on entre dans le domaine des souvenirs. Les miens. Ceux des mômes. Et toutes celles et ceux qui ont pris un peu de temps pour me lire.

Encore une fois, merci, du fond du cœur, de vous être égaré ici. D’avoir suivi les aventures de ces élèves-là, comme vous avez vu les autres. Merci aux vétérans et aux nouveaux venus. En espérant vous retrouver, en mots, en vrai. En scène.

Prenez soin de vous. Soyez doux.

Jeudi 8 juin

Aujourd’hui, c’était la dernière heure de vie de classe avec les 6e. J’ai trouvé un site permettant de créer un nuage de mots, et je leur ai demandé à chacun de résumer leur année.

“Rencontres” “Amis” “Voyage” “Madame Unetelle” “Heureux”. Un nuage très doux.

Sur lequel, en plus petit, trônent “Disputes” et “Fatiguant”.

“C’est normal monsieur, c’était bien, mais pas facile.”

La synthèse parfaite.

Mercredi 7 juin

C’est la quatrième à pleurer aujourd’hui. (Il est midi).

Il ne s’est pas passé grand-chose, pourtant. J’avais dix minutes pour manger, alors je suis monté à l’atelier théâtre avec ma tasse de café. Et en virevoltant à travers la salle, Naëlle a envoyé valdinguer ladite tasse, heureusement vidée de son contenu.

“Elle a dit que vous aviez l’air en colère contre elle.”

Bon. Quand je suis en déroute, j’ai l’air en colère. Je note.

Quatrième môme à pleurer aujourd’hui. Pour tout un tas de raisons. Certaines qu’on pourrait voir comme futiles, d’autres beaucoup plus sombres. Avec la chaleur, les crises remontent à la surface, pour faire éclore leurs pustules dégueulasses.

Trop, trop de gamins mal dans leur peau, blessés, fragilisés. L’après-midi est amer, groggy de toutes ces larmes.

Ce sont toujours dans ces moments que l’on me dira qu’il faut s’endurcir. Que ce soit les élèves ou moi. Que la vie est comme ça.

Plus les choses avancent, moins j’y crois. Je suis de plus en plus atteint par leurs alertes lacrymales : c’est ce qui me donne la force d’agir pour eux. Il ne s’agit pas de se vanter, juste de noter qu’il y a, c’est important, une énergie et une force dans les larmes.

Ça fait mal, mais ça met en lumière.

Mardi 6 juin

Cette année aura été idyllique, quant à mon rapport avec les élèves. Mais elle aura aussi connu son lot d’échecs. Bien entendu.

Et parmi eux, Nathanaël.

Nathanaël, avec qui ça aurait tellement pu coller. Un môme futé, vif et drôle. Qui comprend déjà qu’il existe une vie, une vie compliquée au-delà du collège. Je veux dire, qui le comprends vraiment. Un môme avec des failles larges comme le grand canyon. Totalement dysfonctionnel en classe.

Un môme comme j’en ai connu tellement à Grigny.

Et dont je n’ai pas pris le temps de m’occuper autant que je l’aurais dû. Il a été chouette. Il n’a pas mis le dawa en cours de français parce qu’il m’aime bien. Mais il n’a pas avancé non plus, a pas mal déconné et enquiquiné des camarades. Et je n’ai pas eu l’énergie, l’envie, la volonté, ou tout autre mot qui fait bien, de m’occuper de lui. J’ai juste géré ses débordements. Je n’ai pas pris le temps d’essayer de trouver une porte d’entrée dans son univers. Ai délégué cette tâche à d’autre, après tout, je n’étais pas son prof principal. L’excuse débile.

Je savais, pourtant, j’aurais pu.

Nathanael déconne de plus en plus, finit l’année n’importe comment. Et j’écrirai un truc nul dans son bulletin “L’année prochaine sera déterminante” ou un machin du genre.

On ne peut pas toujours y arriver.

Mais ça fait chier.

Lundi 5 juin

“Ne sois pas trop sévère, tout le monde mène un combat difficile.”

Oui, cette citation est gênante – en anglais on dit : cringe – mais j’ai beau en faire le tour, je ne parviens pas à la trouver totalement débile. Pire : elle m’est souvent utile.

Comme lorsque je vois des parents d’élèves.

Comme tout le monde, comme de nombreux autres enseignants, il m’arrive d’essentialiser : “Là-bas – là-bas, c’est là où je bosse – c’est la violence / la misère sociale / des CSP++.”

C’est confortable d’essentialiser. Ça permet de se sentir plus à l’aise avec le sentiment de mépris dégueulasse qui naît en nous quand un parent d’élève nous demande un entretien, que l’entretien en question te prend une heure, qu’il ne va nulle part, parce que les phrases sont mal foutues, que les idées émises, tu trouves, sont débiles, que tu en sors sans avoir rien appris.

“Ne sois pas trop sévère, tout le monde mène un combat difficile.”

Je tente de voir chacun de mes élèves comme un individu à part entière. Un réservoir potentiel de merveilles. Ils sont les plus fabuleux, pour la bonne raison que nous nous sommes rencontrés.

Et pourtant, j’ai énormément de mal à avoir autant de bienveillance avec les adultes. Parce que je les estime responsables de leur sort, parce que je veux qu’ils se comportent de façon digne, parce que je veux…

Hey.

Du calme.

Ne sois pas trop sévère.

Ne sois pas non plus dans la commisération.

Oui, il y a des adultes et des parents dont les comportements sont alarmants. Mais plus encore qui, tout simplement, ne sont pas sur ta longueur d’onde. N’ont pas tes valeurs. Ça n’est pas grave. Prends ton temps, là aussi. Écoute-les. Oh, et plutôt que cette citation un peu douteuse, pourquoi tu ne t’en tiens pas à ce principe, que tu serines à tes sixièmes depuis le début de l’année, et qui semble avoir fonctionné, si bien fonctionné que c’était un miracle ?

“Prenez soin les uns des autres.”

Dimanche 4 juin

Et le dimanche, on s’évade !

Les jeux mobiles, c’est le diable. Mais la BO de Dislyte, faut reconnaître que ça dépote !