Mardi 23 janvier

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Je suis en train de hurler sur Tania.

Je ne me souviens plus quand c’est arrivé la dernière fois. Cette colère noire que je fais s’abattre sur un seul élève. Nous sommes dans le couloir et, vu la qualité de la sonorisation à Ylisse, ses potes doivent m’entendre très clairement. Je m’en fous, et c’est même mieux. Tania commence par croire que je bluffe. Elle tente de passer devant moi pour regagner sa classe. Je lui barre physiquement le passage du bras.

“Vous me touchez pas.”

Il y a dans le regard de la môme toute l’assurance de celle qui se croit en contrôle total de la situation. Je vais reculer, parce que je ne veux pas d’histoires, je ne veux pas qu’elle aille se plaindre que Monsieur Samovar l’a touchée.

Je ne bouge pas mon bras d’un pouce. Barrière.

“Alors vous restez là comme je l’ai demandé trois fois !”

Quelque chose change, dans notre dialogue.
Je ne suis pas impressionnant, normalement. Et même lorsque j’essaye, c’est du 50 / 50. La voix trop faible, la carrure trop fluette, le sourire trop facile.

Sauf dans certains moments. Ou se déverrouille une part de moi à laquelle je n’ai jamais accès volontairement. J’ignore à quoi je ressemble actuellement et je crève d’envie de le savoir. Je sais juste que j’ai le dos un peu plus voûté que d’habitude et le cou tendu vers la gamine.

Il a fallu plusieurs semaines pour qu’elle réveille ce masque. Mais je ne supporte plus. Je ne supporte plus de la voir regarder G., qui fait preuve d’une patience et d’une rigueur admirable face à une classe difficile, avec ce mépris médiocre. Je ne supporte plus ses certitudes nullissimes (”Moi, ma cousine, elle m’a dit que ce qu’on fait là, ça sert à rien, alors laissez-moi parler.”). Et pour finir, je n’ai pas supporté de la voir aboyer sur G. et moi-même en entrant, alors qu’elle était en retard et sans billet de circulation.

Tania a ouvert les vannes et ça va chier.

Je lui hurle l’inadmissible de son comportement et je ne ressens qu’un très léger fond de culpabilité. Qui est lié au fait que je ne l’ai pas recadrée plus tôt. Et qu’elle a cru pouvoir inverser les valeurs, avec G. Parce qu’il est jeune, parce qu’il est nouveau venu, parce qu’il choisit toujours d’estimer les mômes et d’appeler à leur compréhension. Parce que d’habitude je ne crie pas, parce que je ne relève pas le moindre de ses errements langagiers.

Il n’y a, cette fois, plus à tergiverser. Il faut rétablir l’ordre des choses, brûler pour reconstruire. Et puisque je suis un prof adjoint dans ce cours, je peux m’y coller sans aucun souci.

Face à moi, incrédulité. Monsieur Samovar, qui passe son temps à laisser tomber son porte-clé licorne ou ses marqueurs, qui parle trop doucement, scande ses reproches. Par affirmation courte. Ne laisser aucune prise à la négociation, poser des questions hyper fermées.

“Vous n’aviez pas de billet de circulation.
– Oui mais…
– Oui ou non ?
– Non, mais.
– Oui, ou non ?
– Non.
– Vous avez le droit d’arriver en cours sans ?
– Je…
– Oui ou non ?”

C’est épuisant. Pas jouissif, mais nécessaire. Je me rends compte que je ne me défoule absolument pas à travers mes éructations, je suis toujours aussi agacé. Mais j’ai, comme environ une fois par trimestre, la sensation de bien faire. Comme quand j’ai accepté de donner quelques heures de tutorat à Pam qui, désormais, “comprend les textes, monsieur”, comme quand, l’année dernière, nous avons étudier la scène de messager d’Antigone avec les 3ème A(pocalypse). L’impression que je donne à un élève ce dont il a besoin. Et Tania a besoin d’un prof berserk. De voir à quel point les limites sont franchies.

Elle baisse les épaules, rentre en cours. Je reste quelques instants dans le couloirs pour dire bonjour à S., l’AED qu’elle est trop belle et que j’en serais grave amoureux si je préférais les madames.

À mon retour, en classe, Tania lève sur moi un regard affolé

“Je me suis excusée, je me suis excusée auprès de Monsieur G.
– Bah j’ai rien dit !”

Je lui adresse un large sourire. Et laisse tomber mon marqueur.

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