Jeudi 23 novembre

La rage. La rage en trombes épaisses de fumée devant les yeux. La rage parce que ça n’est jamais terminé.

La matinée s’est passée de façon idyllique. Les premières, les deux classes, ont bossé pendant deux heures. Je vois leurs pupilles parcourir le forêts d’Hélène Dorion. Se rendre compte que non, ces mots ne sont pas hors de leur portée. De leur imagination, de leurs intelligences. Je suis à deux doigts de leur écrire à quel point je suis fier d’eux.

C’est sur un petit nuage que je gagne le lycée d’Agnus et que je pousse la porte de la salle des profs. Le derrière sur le synthétique des fauteuil, les volutes de mauvais café, et les exclamations entrecoupées de rires agressifs. Que c’est quoi, c’est LGBTA et je sais pas quoi ? Et le plus, par-dessus le marché ? D’ailleurs il paraît que maintenant, il y a des jeunes, ils veulent être le chien de la maison, c’est Enzo qui l’a entendu, ben oui, A c’est pour Animal il paraît. Moi j’étudie les Gay Games ben tu vois, ils ont su évoluer, ils s’identifient pas juste à ça, faut arrêter aussi.
Je me prends ça en pleine gueule, mes oreilles sifflent. Et blanc de rage, je tente d’expliquer. De nuancer. J’ai pas le courage, j’ai pas la force de taper le scandale que ça mériterait. On me coupe la parole. Pas méchamment, juste, je n’existe pas, ma parole n’a aucune place dans la conversation. Et me revient aux oreilles la ritournelle persistante. « On sera jamais que tolérés. Tu peux penser tout ce que tu veux, on sera jamais que tolérés. Si on bouge pas, qu’on se montre pas trop, qu’on utilise les bons mots. Tu n’es pas in-té-gré, tu ne le seras jamais, pourquoi tu l’oublies tout le temps ? »

Je l’oublie tout le temps parce qu’être LGBTQIA+, c’est être toujours en colère, même sourdement. C’est être toujours prêt à bondir, et que ça épuise, à fond. Je relance deux trois répliques, on m’écoute d’une oreille et on détourne. Ça sonne et je vais, minable, donner des cours. En choisissant de parier sur le futur.

« Jean Cocteau il avait un nom bien français. C’est pas comme Moussa ! »

Moussa est un grand type carré aux yeux rêveurs et à la voix douce. Il est drôle et excellent en français. L’instant avant que je me mette à gueuler, il me regarde. Une grimace de sourire plaquée sur le visage, le rouge au front :

« C’est pas grave, monsieur. »

Des fois, c’est la laideur qui gagne.

Une réflexion sur “Jeudi 23 novembre

  1. J’en ai entendues des vertes et des pas mûres, en matières de commentaires sur des élèves… différents ? Éthiquement, je peux pas laisser couler et j’en parle avec mes meilleurs collègues, même ceux qui ne comprennent pas.
    Dans les faits… Je laisse couler face aux autres, parce que je n’ai pas les mots, pas les armes. Tout ce que je sais, c’est que ma rage ne sera pas entendue, peut-être d’autant moins, c’est ce dont j’ai l’impression parfois, parce que je suis une femme, et que les colères de femmes, ce sont des accès d’hystérie.
    Je n’ai pas de mots non plus pour te réconforter. Je peux seulement te dire que ces cohortes silencieuses, il me semble qu’elles s’étendent, que peu à peu elles prennent leur place dans la société, et que c’est pour ça qu’on en parle.
    Kalys

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