Samedi 17 février

C’est aussi ça, vieillir, pour un prof : les textes que j’étudie avec les élèves ne portent plus uniquement leur histoire. Ils font aussi partie de mon monde.

Lundi, l’une de mes secondes commentera les stances de Rodrigue. Les stances de Rodrigue que l’année dernière, Erwann a apprises par cœur. Erwann, à l’esprit flamboyant, foutraque, à l’esprit vitrail. Torturé par son mental et sa situation familiale : qui a joué le rôle principal du Cid, et merveilleusement. « Que je sens de rudEUX combats. » Je ne l’entendrai désormais jamais plus que comme ça.

Mardi, mon autre seconde commentera l’aveu de Phèdre à Hippolyte. « Et Phèdre au labyrinthe, avec vous descendu/Ce serait avec vous ou trouvée ou perdue. » Ces deux vers, ce sont les derniers que mon grand-père, fin lettré, m’a récité, comme une boutade, alors que nous descendions dans le local à poubelles de son immeuble. Sur la fin de sa vie, ses souvenirs lui échappaient. Mais jamais, jamais les vers qu’il a appris. « Je récite du Racine pour m’occuper. » m’avait-il dit sur son lit d’hôpital.

Pourquoi faire étudier ces « classiques poussiéreux » à nos élèves, me demande-t-on souvent ? Pour mille raisons : parce qu’ils n’iraient pas vers eux spontanément, parce que ces textes sont inépuisables, parce que, avec le bon guide, ils découvriront un deux, dix vers qui auront un sens immense pour eux.

Et aussi parce que ces textes charrient des milliers d’histoires personnelles. Qu’à travers cette transmission, ce n’est pas que la postérité de Corneille et de Racine, qui survit. C’est Erwann qui avait tant brillé à la représentation finale, c’est mon grand-père, qui me manque, ce sont toutes celles et toutes ceux qui peuvent encore réciter une page de théâtre par cœur, c’est Jean-Laurent Cochet, le mentor de ma prof de théâtre, qui m’a enfoncé le rôle de Néron sous le crâne. C’est cette longue chaîne de vie et d’histoires personnelles. Dont j’aimerais, en cette semaine pré-vacances, que mes secondes héritent. Je ne le leur dirais jamais comme ça, déjà qu’ils pensent que j’ai un grain.

Mais c’est pour ça.

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