Dilettante : Les travailleurs de la mer

« D’où viennent-ils ? De l’incommensurable. Il faut à leurs envergures le diamètre du gouffre. Leurs ailes démesurées ont besoin du recul indéfini des solitudes. »

 

Je pense que tout ado a besoin de trouver son livre.

Celui qui un jour, comme ça, lui parle. Le prend dans ses bras, l’étreint et lui fait comprendre qu’il n’est pas tout seul. Ce n’est pas une question de culture ou de milieu social. Ces pages ont tous les visages, sont une légion ou une poignée. Des auteurs en ont fait leur fond de commerce, certains bouquins se retrouvent un peu surpris de devenir le refuge ultime d’un mutant humain.

J’ai mis du temps à trouver le mien.

Novembre 2001. J’ai les fesses collées à cette chaise trop large, une bouilloire prohibée qui chauffe près de moi et une serviette devant les huisseries de cette fenêtre, qui laisse passer la brise, la pluie et les frimas. Je lis sagement. Consciencieusement. Je lis. Depuis que je suis entré en prépa, je me suis promis. D’être consciencieux, de tout lire, de travailler correctement. Surtout maintenant que je suis en khâgne. Plus question de rigoler. Je gravirai les piles de papier et d’encre, je planterai mon petit drapeau tout en haut.

Je me lance dans la lecture des Travailleurs de la mer comme dans un match de boxe.

Et l’adversaire ouvre ses bras.

 

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Je glisse et la chambre s’efface. Laisse place à la petite île, dans un ailleurs familier, trop familier pour moi le breton. Pour moi l’amateur de romans policiers. Parce que la première partie de cette histoire c’est exactement ça. Un stratagème patiemment construit par l’auteur qui savait tout faire. Et une chute qui me plonge en transe. Les travailleurs de la mer conclue son premier mouvement par la présentation de deux démons, un humain qui précipite sur les récifs un splendide bateau, et la Pieuvre, cette créature mythologique qu’Hugo invente de toutes pièces à partir de cette sympathique bestiole qu’est le poulpe. Dans ses pages, il convoque le Mal à l’état pur.

Il est tard. Je lis depuis deux heures, je dois arrêter. C’est Philo maintenant. Et Histoire-Géo vers une heure du mat’.

Et puis mes doigts se révoltent. Ils tournent le méchant papier du bouquin de poche.

Et je rencontre Gilliat.

« Tel était Gilliatt. 

Les filles le trouvaient laid. Il n’était pas laid. Il était beau peut-être. Il avait dans le profil quelque chose d’un barbare antique. Au repos, il ressemblait à un Dace de la colonne trajane. Son oreille était petite, délicate, sans lambeau, et d’une admirable forme acoustique. Il avait entre les deux yeux cette fière ride verticale de l’homme hardi et persévérant. Les deux coins de sa bouche tombaient, ce qui est amer; son front était d’une courbe noble et sereine ; sa prunelle franche regardait bien, quoique troublée par ce clignement que donne aux pêcheurs la réverbération des vagues. Son rire était puéril et charmant. Pas de plus pur ivoire que ses dents. Mais le hâle l’avait fait presque nègre. On ne se mêle pas impunément à l’océan, à la tempête et à la nuit ; à trente ans, il en paraissait quarante-cinq. Il avait le sombre masque du vent et de la mer.

On l’avait surnommé Gilliatt le Malin. »

Oh Gilliatt. Je ne peux pas te croiser sans basculer dans le lyrisme cucul-gnangan. Tant pis. Gilliat, toi qui va partir à la recherche de l’épave échouée. Parce que tu l’aimes, cette fille. Ben oui, l’armateur du navire a mis à demi-mot ce prix dans la balance. Pars, Gilliat, retrouve le Graal mécanique et la fille sera à toi. Blonde, éthérée, et surtout si éloignée de toi. Tu ne dis rien, tu la fermes, tu serres les dents et tu te lances dans l’aventure. Tout le reste des Travailleurs de la mer, c’est ton histoire. L’histoire de celui qui ne sait pas. Qui ne sait pas parler, qui ne sait pas séduire, qui ne sait pas vivre avec les autres. Gilliatt, pauvre Gilliatt, à l’époque, nageant jusqu’aux sourcils dans les mangas, je ne te voyais pas autrement qu’avec deux grandes ailes brisées dans le dos.

Gilliatt, toi qui ne peut rien dire et à qui l’un des plus grands faiseurs de phrases prête ses mots. Toi qui affrontera des infinis qui feraient presque reculer les horreurs de Lovecraft. Toi qui lutteras contre la Pieuvre, toi qui défera le Mal. Toi le Bien qui ne sait pas dire son nom.

 

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Lire Les travailleurs de la mer, c’est forcément un crève-coeur. Il n’y a pas de plus bel héroïsme que celui de cet homme. Et pendant ce temps, c’est une autre créature céleste, un autre fantôme brillant qui courtisera sa princesse. Et bien sûr qu’elle répondra à ses attentions, ils sont tous deux si similaires, si proches, si blonds. Gilliatt est biscornu. Imparfait. Sa grâce, il l’achète en poussant le bateau dans tous les sens, en affrontant l’océan et les rochers, en survivant. Ebenezer, son rival, a toujours eu cette grâce.

Et quand Gilliatt revient en chevalier triomphant, il comprend. Maudit Victor Hugo. C’est toujours comme ça, hein ? Pour une Eponine flamboyante et passionnée, il faut une Cosette falotte et choyée ? Pour un Gilliatt dévoué, idéaliste et émouvant, il faut un Ebenezer angélique. Un sacrifice.

C’est aussi l’époque à laquelle je regarde Utena. Même dans la série japonaise, il y a un écho de Guernesay : « C’est une idiote. Elle ne se rend pas compte que son miracle repose sur le sacrifice d’une autre. Et pourtant, ce sont les gens comme elle qui ont le droit aux miracles. Est-ce que ça n’est pas ridicule ? »

 

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Et même si ça n’est rien, même si le Coeur et la Bonté ne valent rien face à la Grâce, Gilliatt sera parfait jusqu’au bout. Il ira jusqu’à disparaître totalement, à s’effacer corps et âme, pour permettre aux deux êtres qui se sont trouvés de s’aimer.

 

J’ignore quelle heure il peut bien être. J’ai vingt ans, j’en ai trente-et-un, je dois terminer une dissert sur le nominalisme et la correction de vingt-cinq dictées. Et dans toutes ces années, ce qui fait lien, la cohérence, ce qui fait que je suis toujours moi-même, c’est ce bouquin. C’est la Pieuvre, c’est Déruchette, c’est la mer.

C’est Gilliatt.

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