Dunyazad

Mille fois, ma sœur.

Mille fois, depuis que tu t’es lancée dans cette quête insensée – celle de sauver les femmes de notre royaume – mille fois tu m’as demandé de veiller sur ta parole. Que jamais tes yeux, la nuit ne s’embrument, que jamais ta voix ne faiblisse. Que jamais les contes ne s’étiolent

Je m’appelle Dunyazad et je veille sur ton ouvrage.

Te rends-tu compte ce que tu m’as demandé, ô fille la plus aimée de notre père, perle de Bagdad ? Bien entendu, non. Et je n’en tire nulle amertume. Les héroïnes se doivent d’être égoïste. C’est ta vie, après tout, que tu as mise dans la balance, face au sultan, ton mari depuis mille nuits. Moi, je ne pouvais que trembler quand il a annoncé la mort de toutes les femmes sur lesquelles il règne. Toi seule, belle Shéhérazade, tu t’es dressée face à lui.

Et tu as lancé sur ton époux adoré, le meurtrier abject, le sort de tes mots.

Moi, je ne suis que la gardienne. Depuis mille jours, je veille. Pas une seule fois je n’ai fermé les paupières. Je n’ose pas. Car j’ignore quand le sommeil, plus fourbe que tous les génies que tu tisses dans tes contes, pourrait te saisir. Alors je suis là. Je te touche l’épaule quand vacille ton cou, je verse à nouveau le thé quand les frissons de la fatigue courent sur ta peau parfaite.

Depuis mille nuits, j’ai abandonné le sommeil.

Et quand le soleil se lève et que ton époux, frustré – toujours frustré – te quitte, je m’éclipse également. Je marche dans Bagdad. Le soleil se lève. Le vent, encore frais, lave l’air de la moiteur humaine. Je ne peux aller dormir. J’aurais trop peur – je tremble à cette pensée – de ne pas m’éveiller à temps, de ne pas reprendre mon poste de gardienne.

Je marche et mon cœur bat à tout rompre. J’implore toutes les forces de l’univers qu’à nouveau, en ce jour, le miracle arrive.

Et chaque jour, il arrive.

À Bagdad, ville des merveilles et des magiciens, chaque jour je vis une aventure. Une vieille sorcière implore mon aide, un prince changé en chat vient quérir mon secours. Chaque jour depuis mille nuits, je vis une aventure. Et je demande pour seul paiement : que je puisse rester éveillée cette nuit encore, que la fatigue ne me terrasse pas, moi non plus.

J’ai vécu mille aventures, Shéhérazade. Nombre d’entre elles n’ont rien à envier à la galaxie en ta voix déployée.

Et en ce mille et unième jour, les pieds nus sur les pavés mangés de sable, j’arpente Bagdad aux sortilèges. Et je prie, une dernière fois, pour une quête.

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