Écraser

Alors tu vas courir à cette heure-ci. Seize heures trente, l’après-midi étouffé par les ombres du solstice. C’est presque la nuit les ténèbres s’écrivent dans le gris des nuages, bientôt ils tomberont.
Je vais courir, tu y vas en short j’entends. Et un air presque réprobateur. Il n’y a pas de bravade ou de volonté, pas d’hygiène ou d’envie.

Je dois courir pour écraser.

Ça fait un mois, deux, que ça grouille à l’intérieur. J’attends mon tour ça l’est jamais. Des gens autour de moi. Des nourrissons, des parents âgés. Des déménagements, des changements de vie. Des ados qui souffrent. Alors je range mes plaintes. De quoi je me plaindrais de toutes façons ? De mon vague-à-l’âme, qui mord et me rend méchant, de ma fatigue – tout le monde est fatigué – du fait que j’ai peur, de plein de trucs, tout le temps ? C’est pas des problèmes, c’est pas concret. Tu attends que les vrais soucis soient réglés. Ton tour viendra. Après.

En attendant ça s’accumule et je suffoque. Les pores qui exsudent, transpiration âcre et détestation. Haïr tout le monde de ne pas savoir écouter mes plaintes d’enfant, de ne pas prendre du temps pour moi, moi, moi. Mâchoires qui se serrent, affamées, qui veulent mordre et déchirer du beau. Du précieux.

J’ai une dernière chance, une dernière porte. Je cours pour me faire du bien

Ce soir je cours pour ne pas faire du mal.

Le parc en semi- pénombre. Flaques de boues en taches plus sombres. Deux trois couples, partis promener le chien. Sans mes lunettes je dois ralentir pour ne pas trébucher sur les laisses tendues. Je gagne les petits sentiers crades, j’accélère. J’ai aux oreilles le métal de pleureur que j’écoute depuis dix-huit ans, je me carre le cul de ce que tout le monde dit, c’est une musique aux dimensions de l’univers et de ma frustration. J’accélère.

Quand tu cours, tu ne cries pas, l’air tu le gardes pour activer la précieuse mécanique, pour expirer la douleur au genou gauche. Tu ne pleures pas ; les fluides inutiles ; les particules complexes ; dans la fournaise, pour alimenter ton vaisseau de chair, propulsé encore. Bien sûr  que tu es en short, tu crève de chaud depuis que tu as dépassé le premier kilomètre.

Tu te reçois trop fort. Tu n’atterris pas, tu écrases. Sous tes pieds, tes déceptions ; tes envies de leur balancer des mots qui brisent, définitivement. Ta jalousie de môme. Ton impuissance à être adulte. Tu cours et ça ne te fait pas du bien, ça brûle. Tout, tout. Précipite tout dans le mouvement. Les héros de tes jeux vidéo préférés, ils ne marchent jamais, ils courent. Des kilomètres durant. S’essoufflent à peine. C’est peut-être pour ça qu’ils sont beaux, qu’ils sont forts, qu’ils sont admirables : leur noirâtre consumé dans la course perpétuelle.

Tu ne t’arrêtes que parce que ton corps demande. Te dit que si tu as besoin d’un thérapeute, tu as des adresses. Que tu ne vas pas lui faire du mal à lui en plus de ta tête. Tu t’arrêtes aussi parce qu’il fait noir et que les milles petites pointes froides de la nuit transpercent.
Et pendant que tu remontes la longue rue, les minuscules cendres de ta détestation s’élèvent, petits morceaux d’ombre qui s’élèvent, neige inversée, en attendant que le blanc s’abatte et recouvre le reste.

En attendant.

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