L’héritage

Elle laisse toujours la porte de sa chambre ouverte. Pour voir les gens passés, par peur, peut-être, qu’il lui arrive quelque chose. Assis au bord du fauteuil, j’entends la flux et le reflux, vague. Les plaisanteries des infirmières – dans l’aigu – et des appels plaintifs, certains pensionnaires. Un gémissement de femme. Trois, quatre, cinq fois. Jusqu’à ce qu’exaspéré, retentisse un « la ferme ! »

« C’est pas gentil, ça monsieur…
– Mais dites-lui qu’elle arrête alors ! »

Les yeux dans le vague, elle écoute aussi. Le silence se prolonge, je ne sais jamais trop que dire quand je viens. Au bout d’une trentaine de minutes, toujours, le silence retombe. Je la vois tourner la tête, contre son lit qu’elle a relevé pour pouvoir s’asseoir.

« Tu sais, ce n’est pas normal, comme tu vis. »

Elle a prononcé ces mots avec toute la sagesse et la sérénité des moments importants, cruciaux. Elle est dans les dernières années, mois, semaines de sa vie. Les instants mythologique où l’on transmet, une dernière fois. Jusque là, elle ne l’a pas fait. C’est la première fois.

« Tu sais, ce n’est pas normal, comme tu vis. »

Je déglutis, je remue les lèvres. Souvent, je dis à ma sœur qu’il n’est plus nécessaire de débattre, de se fatiguer. Qu’à ces moments de fin, il faut juste être une présence, rassurante. Trouver des mots, des situations joyeuses. Espérer que quelque chose de beau, de plein de sens, arrivera.

« Tu sais, ce n’est pas normal, comme tu vis. »

Elle a levé une main fatiguée, comme pour me couper d’emblée.

« Écoute-moi si on te pose une question si un jour tu sors et que tu es accompagné… tu vois. Mens. Tu dois mentir, tu entends ? »

Je reste figé. Je ne veux ni approuver ni contredire. Ni mentir ni polémiquer, avec ma grand-mère, de presque cent ans. Elle n’est pas dans le vague, en fait. Elle contemple la réalité, dans laquelle elle a vécu la plus grande partie de sa vie, et qu’elle essaye de déchiffrer, pour moi. Douloureux cadeau à son petit-fils.

« Si quelqu’un s’en prenait à toi, si je le pouvais, crois-moi, je serais une lionne. »

Mais elle ne peut pas, parce qu’elle est très âgée, que son histoire à elle en est à ses ultimes chapitres. Il ne lui reste que ce talisman à me léguer. Mens.
Et j’ai beau souffrir silencieusement de cet héritage, je sais qu’il n’est ni totalement obsolète, ni totalement inutile. Oui. parfois il faudra mentir, par omission, détourner le regard, changer habilement de sujet quand on demande qui est ce garçon. C’est le plus malheureux. Je ne peux traiter ces phrases avec condescendance parce qu’elles ne résonnent pas que dans le passé de cette chambre de résidence pour personnes âgées.

Il y a eu une autre chambre, une autre résidence, perdue dans les colline bretonnes. Une autre femme, plus âgée encore. Qui alors que la vieillesse ne la ronge pas encore trop méchamment, me dit : « Tout le monde fait comme il veut, et c’est heureux ! »

Elle a raison. Et j’aimerais que le monde se retrouve uniquement dans ces mots-là.

C’est plus compliqué. Hélas.

La famille.
Leurs regards.
Leurs mots, dans l’ADN.

Et puis, finalement, choisir.

2 réflexions sur “L’héritage

  1. C’est beau, mais je ne suis pas trop d’accord avec le fond.
    Le message que véhicule ce genre de texte est assez négatif.
    Disons que.. et avec tout le respect que je lui dois, ta grand-mère confond « Protection » avec « Oppression ».

    Je ne vois pas en quoi se cacher est une « vie ». Je ne vois pas non plus ce qu’il y a de normal là dedans.

    J’arrive pas vraiment à comprendre en quoi cela est un big deal aux yeux du monde.
    Quand il s’agit, par exemple de personnes qui n’aiment pas le chocolat mais préfère la saveur fraise. Eh bien on en fait pas tout un fouin.

    Je peux comprendre que quelques-fois il faut aussi savoir se préserver, afin de se protéger.

    Puis je n’aime absolument pas cette fin de texte :
    « Et puis, finalement, choisir. »

    Donc, grosso modo l’homosexualité, de par le regard des autres se résume à des… choix?

    Au bout d’un moment il faut se poser les bonnes questions.
    Des questions simple.

    Et quelques fois c’est pas si compliqué.
    Se demander si tout simplement notre entourage ne serait pas un petit peu trop toxique.

    • Et en cette confusion entre protection et oppression, tu as parfaitement compris. Il ne s’agit pas d’un texte cherchant à montrer à quel point j’ai une famille géniale. Juste comment on peut choisir de se constituer, même face à des modèles qui, avec la meilleure volonté du monde, n’aident pas.

      Navré si le message et peu clair et merci pour le commentaire. 🙂

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