Météo marine

J’écoute la dernière chanson de Juliette.

Et les souvenirs sourdent, comme une nappe souterraine qui déborderaient sous la pression soudaine de la musique.

La tristesse. Celle des dimanches soirs, la tristesse la plus banale, la plus grisâtre, quand on est un môme de douze ans. La peur de devoir retourner affronter le monde, celui qui ne tient pas ses promesses. Les chaises qui raclent sur le sol, les cris, les coups. La boule au ventre.

La cuisine. Le repas que l’on prépare et la radio. Une immense radio, splendide, des années 30. Elle est vide, en fait, les circuits en ont été retirés. Et à l’intérieur, mon père a caché le petit transistor laid qui émet véritablement.

Et dans l’air un peu moite de la vapeur d’eau qui s’élève, la voix qui se déroule, en volutes. Météo marine. Je ne comprends rien, je n’ai jamais rien compris.

« Atlantique et Mer du Nord. »

Les mots connus, tissés différemment, en une tapisserie incompréhensible.

« 1042 hectopascals. »

Je me fais tout petit, tout gris, tout silencieux. Je ne veux plus parler, plus qu’on me parle. Je ne suis plus que concentré tout entier dans la mélopée.

« fraîchissant 8 à 9 puis localement 10 »

J’ai la cervelle en cinémascope. Quand on me parle ou quand je lis, toujours, quoi que ce soit, il y a sous mon crâne des images, un long ou court métrage, avec intrigue et personnages. Sauf pendant la météo marine. Les mots se suffisent à eux-mêmes.

« Devenant grosse à très grosse. »

J’ignore le visage derrière cette voix, et je m’en moque. Je voudrais que ce souffle perdure, pour toujours, et déploie, entre le lino gris et le plafond blanc, son incantation à l’infini. Peut-être que si je l’écoute assez longtemps…

« La mer sera peu agitée. »

… alors un secret sera révélé. Celui de la mer, qui bat, inlassable. Celui de ma famille, de ses forces et de son bazar. Celui de cette angoisse hebdomadaire, qui me saisit à la gorge.

« … De Nord Irlande à Ouest-Écosse. »

J’ai douze ans et je me love dans les mots. Je sens toute la magie, simple et douce, qu’ils renferment. Je tente de la saisir, elle me file entre les doigts.
Plus tard, bien plus tard, je tenterai d’en faire aussi, de la magie. En souvenir des formules et de la sorcière marine.

2 réflexions sur “Météo marine

  1. J’ai les mêmes souvenirs diffus de la météo marine, c’était un langage étrange, un assemblage de mots connus dans une mélopée confuse. Génial !!! 😀

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