Ciel jaune

Il y a quelques semaines, un ciel jaune est apparu dans la région qui est la seule à laquelle je me sente un tant soit peu attaché.

Alors au nom de cette région et de ses mythes, au nom du temps qui passe, au nom des auteurs de monstruosités cosmiques qui me brûlent la cervelle, j’ai voulu écrire. Et me reposer, l’espace d’une minute, d’une seconde, dans leur ombre.

Au nom des légendes de Bretagne immortelles, et de toutes les mythologies.

 

Tous les ans six jours avant la Toussaint, les voyageurs et les marchands passent la nuit chez eux, ou à l’auberge la plus proche. Leurs étals bien rangés, leurs marchandises à l’abri, ils dépenseront les quelques pièces qu’ils auront mis de côté en cidre et en mauvais vin, jusqu’à ce que leurs jambes flageolent, que leur esprit s’embrume. Ils boiront jusqu’à ne plus pouvoir sortir. Ils boiront à en oublier les légendes que l’on murmure sur le ciel jaune qui, tous les ans ou presque, illumine les Monts d’Arrée à minuit. Un ciel de sable et de miel, où plane une odeur de brasier. Le contempler, susurrent les sages-femmes aux bouches édentées, c’est risquer de se perdre à jamais ; tant cette nuit s’ouvre sur deux mondes secrets, qui n’ont pas à se rencontrer. Et si on leur demande davantage de détails, elles rabattront leur fichu en ricanant, avant de marmonner quelques formules convenues sur l’inconséquences de la jeunesse et d’autres beaucoup moins dans un breton inconnu des linguistes.

 

Aujourd’hui, à notre époque de fer et de science, les anciennes mises en garde perdent de leur pouvoir, même au fin-fond du Trégor, là où était né et avait grandi Gwendal. Ses seize ans révolus, il avait gagné la ville, pour y étudier la meilleure façon de lacérer les anciens chemins de rails et de fumée noire. “Désenclaver”, disait-il, désenclaver les Bretagnes et les lier au reste du continent par la force du métal. Il avait gagné le respect de ses semblables. Et le soir, dans les cafés qu’il fréquentait et dans lesquels tous connaissaient son nom, il racontait ses recherches aux plus jolies filles, aux plus beaux garçons de la capitale. Gwendal vivait heureux et aimé de tous. Il n’y avait que les petites heures du jour, quand il rentrait dans sa chambre d’étudiant, qu’il détestait. Depuis ses premiers diplômes, il lui semblait avoir perdu une partie de ses sens. Ç’avait d’abord été le chant des pierres, qui avait commencé à se troubler. Il s’en était d’abord réjoui. La mélopée des pavés taillés au carré était d’une terrible monotonie. Il l’avait rapidement remplacée par les chants paillards des tavernes. Puis, petit à petit, il avait cessé de distinguer, à la périphérie de sa vision, les rapides envolées, les entortillements et les chuchotements. Ceux qu’on ne peut percevoir que quand on se tient parfaitement immobile. Au moins, il avait pu se concentrer davantage sur les schémas complexes des dernières locomotives. Petit à petit, la réalité était devenue juste cela : la réalité. Plus besoin de se retourner en croyant entendre un rire ou un grincement dans son dos, de cligner des yeux pour effacer une brume ou un arc-en-ciel soudain imposé à sa vision.

Lorsqu’il était revenu chez lui, il n’en n’avait parlé à personne. Seule l’Aïeule l’avait regardé un peu trop longuement et les traits de sa mâchoire s’étaient durcis. Elle n’avait rien dit, cependant. Et la vie avait suivi son cours.

 

Gwendal obtint aisément le long ruban de papier qui confirmait son expertise dans la construction des machines à vapeur et à charbon. Ses supérieurs savait d’où il venait et avaient deviné son ambition. Son ambition et peut-être aussi son désir de combler un manque. Quand on manipule des hommes, année après année, leur cœur devient transparent. Aussi le garçon fut-il dépêché dans une petite ville, lovée aux pieds des Monts d’Arrée. Il y trouva un petit groupe d’ouvriers du pays, que l’on payait suffisamment pour exécuter ses ordres sans protester. Petit à petit, une gare commença à s’ériger au flanc de la vallée dans laquelle il travaillait. Et chaque jour, les habitants de la cité se réveillaient au bruit de grondements qui ébranlaient tous les alentours. Il y en eu pour protester : on avait toujours vécu ici en paix. Même les cloches des églises, à l’époque des colons de l’homme en croix, avaient appris à baisser la voix, et à sonner à l’unisson des brumes. Mais Gwendal accueillit les protestations d’un haussement d’épaules. Le Grand Pays lui avait confié une mission, et il l’accomplirait.

 

Les travaux avancèrent sans encombre, jusqu’à l’arrivée des mois noirs. Cette année-là, les arbres perdirent leurs feuilles plus vite encore qu’à l’accoutumée. Les nuages noirs nés des tréfonds de la mer assombrirent le ciel, et le soleil disparut, pour ne plus réapparaître, timidement, que sur la ligne d’horizon, aux petites heures du matin. Le reste du temps, une nuit grisâtre et furieuse, une nuit de pluie et de vent s’était abattue sur la Bretagne.
Gwendal accueillit cette tempête de trois mois sans surprise, mais avec contrariété. Le temps où, avec sa famille, il attendait patiemment la fin de cette petite apocalypse était loin. Il ne pouvait pas se permettre, comme les habitants de la ville, de patienter au coin de l’âtre, en égrenant des contes mille fois répétés. Il doubla les salaires et poussa ses hommes à travailler d’arrache-pied, ce qu’ils firent en grommelant, étreignant les petits colifichets qui, habituellement, disparaissaient sous leurs vêtements.

 

Mais vint un jour où il n’y eut plus rien à faire. Le convoi de matériel dont les ouvriers avaient besoin n’arrivait pas. Plus d’outils, plus de pierre. Plus rien à faire. Gwendal patienta. Une semaine. Puis deux. Au bout de dix-huit jours, n’y tenant plus, il loua cheval à l’un des relais des faubourgs. Le préposé jeta sur lui un regard étrange, lui demandant s’il avait une idée de la date.

 

« Vous ne trouverez personne sur les routes aujourd’hui. Patientez au moins jusqu’à demain. Et même là, ce sera trop tôt. S’il sait ce qui est bon pour lui, votre livreur arrivera la semaine prochaine, lors de l’accalmie d’après la Toussaint. »

 

Le jeune homme haussa les épaules et lança sur le comptoir quelques pièces usées. Il enfourcha sa monture et se dirigea vers la grand-route. Il croisa sur son chemin un méchant petit clocher qui sonnait les quatre heures. Devant la tour de pierres, quelques silhouettes vêtues de sombre le pointaient du doigt, lui faisant signe d’approcher. Il accéléra le pas, tandis que dans son dos, des voix résonnaient désormais. Il lui sembla entendre un « revenez », que le vent gémissant emporta au loin.

 

Gwendal chevaucha durant un moment : il comptait regagner la route qui longeait la côte, la seule assez large pour permettre au convoi qu’il attendait d’arriver jusqu’à lui. Dans la semi-pénombre, il lui sembla cependant que le chemin récemment construit s’amenuisait, serpentant de façon totalement incongrue. Plusieurs fois, le jeune homme mit pied à terre pour consulter carte et boussole, sans parvenir à comprendre s’il était sur le bon chemin ou pas. Dans son enfance, cela n’aurait pas été un bien grand problème. Il se serait tout simplement allongé sur le sol, aurait fermé les yeux. Aurait écouté. Et les gémissements du fond des entrailles de la terre lui auraient indiqué la voie à suivre. Aujourd’hui, il décida que le problème était plus futile encore. Il suivrait le chemin de papier, jusqu’à Saint-Brieuc. Il attendrait la pierre blanche qui lui manquait. Et les mois noirs se dissiperaient, chassés par la lumière mécanique.

 

Une nouvelle fois, le garçon leva la tête pour s’assurer qu’il parvenait bien à un croisement. Les bras lui tombèrent le long du corps tandis qu’il relevait la tête. Il se tenait à présent au beau milieu d’une immense lande, couverte d’ajoncs et déchirée de rocs cyclopéens. Plus aucune route en vue. Plus de cheval non plus. Il était seul, sa boussole et sa carte à la main.

Sous un ciel jaune.

Les nuages couvraient toujours un firmament de pluie. Mais le gris rageur avait laissé place à un ciel couleur or terni, et les gouttes comme de métal liquide tombait à présent sur le sol en un silence absolu.
C’est à cet instant que Gwendal entendit le grincement des roues.

 

Ses mains réagirent avant lui, et grimpèrent jusqu’à son chapeau qu’elles ôtèrent. Il se retourna d’un bloc pour apercevoir, toujours aussi délabrée, toujours invincible, la vieille charrette, et marchant devant celle-ci, l’Ankou, la Mort qui parcourt la Bretagne, toujours affairée. Gwendal ne parvenait plus à bouger un cil. C’est à peine s’il osait respirer. Son cerveau bouillait de peur et d’incrédulité. Et les vagues de son passé déferlaient à présent contre le mur d’acier qu’il avait construit en son esprit. Autour de son enfance, de cette nuit où il avait déjà salué celle qui fauche. Ce n’est que lorsqu’elle fut à quelque pas de lui qu’il remarqua qu’elle n’était pas seule. A ses côtés, se tenait une jeune femme, enveloppée d’étoffes comme il n’en n’avait encore jamais vu, et dont les jambes disparaissaient en une sorte de brouillard poussiéreux.

 

« Cela fait bien longtemps, jeune Gwendal, fit l’Ankou après quelques instants de silence. J’ai presque cru que tu avais oublié. Tu avais promis de revenir il y a désormais trois ans.
– Revenir ? déglutit Gwendal, au bord de l’évanouissement.

– Je te l’avais dit, fit la femme en rajustant son voile. Il porte la marque de ceux qui scellent leur mémoire.
– Est-ce donc vrai ? reprit l’Ankou. Tu as oublié ma faveur ? Ta promesse ? »

 

Le garçon roula des yeux incrédules. Alors la Mort étendit ses bras osseux et des centaines de visages transparents, fantomatiques, apparurent autour du couple.

 

« Tous les ans, les nuits au ciel jaune, où se croisent mon domaine et celui du pays des sables éternels. Dans ces dunes, les morts sont la responsabilité des djinns au corps de poussière et de rêves. Les décédés de cette nuit ne m’appartiennent, pas plus qu’ils sont aux dunes désertiques.

« Je trouverai la solution ! » as-tu dit lorsque tu m’as rencontré, une nuit, et que, sans un frisson, tu as cheminé avec moi jusqu’à Brennilis, où une vieille femme attendait son heure. Et jour après jour, je t’ai appris ton art. Celui de sortir des machines vivantes de la matière inerte. Les hymnes de la pierre, et les vrais noms des choses.
– Et il a oublié, reprit la femme. Ankou ton domaine, pas plus que le mien, n’est à l’abri de l’ingratitude et de l’oubli. Vois comme il est beau ! Vois comme il s’est enivré de ton savoir ! Et oublié son maître, son royaume.
– Mais désormais, c’est une nuit de ciel jaune, et si tu reviens vers moi, ce doit être avec une réponse. Tous ces morts qui ne le sont pas, ces vivants qui ne le sont plus doivent reposer. »

 

Tandis que l’Ankou parlait, l’esprit de Gwendal avait lentement déverrouillé la porte des souvenirs. Et à présent, tout lui revenait. Les longues nuits à recueillir les plantes et les animaux, à les apporter à la Mort qui, patiemment, lui expliquait chaque chose, de sa voix caverneuse. Le savoir qu’il avait gravé, jurant qu’il servirait à démêler les horizons du sud et les cimes des Bretagnes. Le djinn, déjà s’impatientait.

 

« S’il n’a su tenir sa promesse, s’il est traître à sa parole, alors qu’il soit abandonné dans la lande. Il ne mérite pas ta patience, Ankou.
– Il a donné sa parole. Il la tiendra, car toute sa vie, l’a amené ici. Dis-moi, jeune Gwendal, pour quelle raison, si ce n’est pour nous trouver, t’es-tu retrouvé à errer en mon domaine ? »

 

 

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Aujourd’hui, à notre époque de fer et de science, les anciennes mises en garde perdent de leur pouvoir. Mais une fois l’an, les nuits de ciel jaune, on raconte qu’une promesse fut honorée. Que ces heures appartiennent à ceux qui meurent sans cause, sans but et sans sépulture. Que si un fou – car il faudrait être fou pour arpenter alors les routes – marche jusqu’à la petite chapelle de Saint-Michel de Brasparts, il entendra parfois un rugissement, semblable à la plainte du vent. Et alors, grinçante, sifflante et fumante apparaîtra, non pas la carriole de l’Ankou que tous les bretons saluent avec effroi et familiarité, mais une chose de métal, roues, wagons, mâchoires et regard. Une créature immense, dont la vision arrache la raison à la cervelle. Qui porte entre ses bras les âmes de tous ceux qui sont morts au loin, ou sans cérémonie, ou entre deux mondes. On raconte encore qu’elle est encadrée par l’Ankou à la faux, et par la plus belle femme du monde. Et que, chevauchant la chose de métal, un garçon du Tregor suit les instructions de ses deux maîtres à la lettre, avant de se dissiper, quand s’évapore le ciel jaune, quand les portes se referment.

Car un marché est un marché, et les morts reposent en paix.

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