Les Parapluies de Cherbourg

« C’est visibilité très très très réduite hein », m’a dit l’ouvreuse au Guichet de la Dernière Chance. Je lui ai fait mon sourire, celui que je ne sors qu’un an sur deux, celui auquel on est obligé de répondre. « Je prends. » Je prends deux places à visibilité très très très réduite. Une bleue une rose.

Et alors.

Alors on entre en conquérants dans le théâtre du Châtelet. Les gens se bousculent comme quand il y a des frites à la cantine, les agents d’accueil scannent à toute vitesse les billets, appareils en surchauffe. On monte les marche quatre à quatre, parce que ça sonne, parce qu’on sera essoufflé, parce que c’est comme ça qu’on va à un rendez-vous. Le rire éraille nos poumons, on pousse des portes qui devraient rester fermées. Ou être ouvertes peu importe. Un palier une volée de marche deux couloirs un virage des marches encore. Vite vite.

Stop.

On y est. Le poulailler. Le paradis.  La cime. Le haut quoi. Avec le regard qui se précipite sur la scène, encore pleine de fantômes. Cendrillon et Jack me saluent de la main, Anna fait une révérence avant de s’effacer. Ils savent que ce soir, je viens voir de vieux amis. Ce soir je me laisse encore prendre au piège. Même si je sais que ça sera triste, même si ça fera mal. Je rends visite à Geneviève et Guy.

Et à leur père, l’un des deux. La salle se fige quand le rideau se lève. Et que vient saluer Michel Legrand. Te voilà enfin, toi, après tout ce temps. C’est maintenant qu’on se rencontre, alors que je ne sais plus où est la cassette vidéo des Demoiselles de Rochefort, alors que tu as l’air si fatigué ? J’ouvre grand les yeux, je voudrais que les verres de mes lunettes se la jouent Superman. L’homme de musique se détourne et prend place. Face à l’orchestre qui attend sagement sur scène. Je ne l’avais même pas vu. Ils sont beaux d’ici, noirs et brillants, on dirait de gros insectes compliqués. Ils soufflent, frottent et frappent. Devant eux, Cherbourg apparaît.

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Ça n’est pas grand-chose. Ils ne sont pas nombreux sur scène. Les rôles principaux, parmi eux la Dame Natalie Dessay. Un ou deux figurants. Pour tout décor de grandes silhouettes de carton dessinées par Sempé. On ne rejoue par le film, ça ne servirait à rien. On l’évoque. Les chanteurs, les musiciens, ils sont tous sur scène pour ça. Pour remercier Jacques Demy et le chef d’orchestre. Pour faire revivre ceux que l’on garde à la périphérie de la mémoire, toujours. J’ai les mains qui tremblent de revoir Madeleine. Et le souffle court chaque fois que le facteur remet une lettre.

Parfois le souvenir est transpercé d’une zébrure. Quand Cherbourg se met à danser, comme à Rochefort. Ou quand Natalie Dessay traverse la scène, raide comme la justice, une soupière dans les bras. Ce n’est pas un spectacle-musée, les choses changent, les images évoluent. Le temps passe. Restent les échos en nous. La même morsure au coeur quand les deux amoureux se retrouvent pour rien. La même chaleur à la poitrine au détour d’un accord. À chacun sa sonate de Vinteuil.

On est entré en conquérants. J’essaye de me demander ce que je suis en redescendant les marches du théâtre. Ce à quoi je pense. Je me racle la gorge, la question met du temps à sortir :

« Ça va ?
– Je ressors des Parapluies de Cherbourg. »

Exactement.

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